
Page de manuscrit d’Ingeborg Bachmann
VOUS, LES MOTS
Vous les mots, allons, suivez-moi !
et quand même nous serions loin déjà,
trop loin allés, plus loin encore
et à n’en plus finir.
Ça ne s’éclaircit pas.
Le mot
derrière soi
entraînera seulement d’autres mots,
la phrase d’autres phrases.
Ainsi voudrait un monde,
définitivement,
s’imposer,
être dit.
Ne le dites pas.
Mots, suivez-moi,
que ne soit pas définitive
— non, cette soif de paroles
et dit sur contredit !
Faites un moment qu’à cette heure
ne parle aucun des sentiments,
que le muscle du coeur
s’exerce à autre chose.
Faites ainsi, ai-je dit.
Que rien à l’oreille suprême,
rien, dis-je, ne soit murmuré,
à la mort ne te souviens plus de rien,
allons, derrière moi, ni doux
ni amers,
pas réconfortants,
mais ne désignant pas
sans réconfort,
donc pas non plus sans signe —
Mais pas cela : dessin dans le tissu
de la poussière, vain roulement continu
de syllabes, mots expirants.
Pas un traître mot,
vous, les mots !
Ingeborg Bachmann, Poèmes, Traduit de l’allemand par François-René Daillie, Actes Sud, 1989, pp.161/162.
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VOUS, LES MOTS
Pour Nelly Sachs, l’amie, la poète, avec vénération.
Vous, les mots, allons, suivez-moi !,
et quand bien même nous serions plus loin,
trop loin allés, nous irons plus loin
encore, jamais vers une fin.
Pas d’éclaircie en vue.
Le mot
n’entraînera que
d’autres mots derrière soi,
la phrase l’autre phrase.
Ainsi le monde voudrait,
définitif,
s’imposer,
être déjà dit.
Ne le dites pas.
Mots, suivez-moi,
que ne devienne pas définitif
— pas cette avidité de mots,
pas la sentence après la contradiction !
Ne laissez parler un moment à présent
aucun des sentiments,
faites que le coeur, ce muscle
s’exerce autrement.
Faites, dis-je, faites.
Qu’à l’oreille suprême ne soit pas,
rien, dis-je, murmuré,
face à la mort ne cherche pas,
laisse, et suis-moi, ni doux,
ni amer,
ni réconfortant,
sans réconfort,
ne désignant pas,
mais pas non plus sans signe —
Et surtout pas cela : l’image
dans un tissu de poussière, roulement vide
de syllabes, mots de mort.
Ne soufflez mot de mort,
vous, les mots !
Ingeborg Bachmann, Toute personne qui tombe a des ailes, ( Poèmes 1942-1967), Édition, introduction de l’allemand ( Autriche) par Françoise Rétif, Édition bilingue, Poésie/Gallimard, 2015, pp.415/416.