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Sylvie-E Saliceti : « Je compte les écorces de mes mots » par Lucien Wasselin

Sylvie-E Saliceti : « Je compte les écorces de mes mots » par Lucien Wasselin (note critique parue dans revue Texture 2013)

Les chemins de la poésie sont divers : de la visite des camps de la mort, Gérard Bayo a tiré une poésie très différente de celle de Sylvie-E Saliceti qui, elle aussi , a visité un camp, celui de Lissinitchi-Lviv. Mais les chemins de la lecture sont aussi divers : les premiers mots de « Je compte les écorces de mes mots » sont « Lieu-dit La Sablière »… Et ils évoquent pour moi une autre facette de l’horreur nazie : c’est dans la carrière de La Sablière qu’ont été fusillés les otages du camp de Choisel (dont Guy Môquet) : René-Guy Cadou en a tiré un poème qui m’émeut toujours pour son premier vers « Ils sont appuyés sur le ciel », qui fait que je m’interroge toujours sur mon épaule.
Et si elle convoque Chaïm Soutine, Rose Ausländer, Benjamin Fondane et Robert Desnos, pour ne nommer que ceux-là, pourquoi faut-il qu’eux aussi évoquent pour moi une autre réalité, étrangement voisine de celle que dit Sylvie-E Saliceti ? Et pourquoi faut-il encore que lorsqu’elle écrit Arma virumque cano dans ce poème justement intitulé Lieu-dit la Sablière, oui, pourquoi faut-il que me revienne à l’esprit la préface d’Aragon aux Yeux d’Elsa ? Un vers de Virgile du début de « L’Énéïde » qui sert d’exergue en quelque sorte à une leçon de poésie en un temps troublé : « …j’ai un instant montré à ce pays déchiré le visage resplendissant de l’amour ».
Sylvie-E Saliceti fait alterner des tercets et de longs poèmes. Ces derniers sont comme des fragments de discours historiques où se mêlent faits, références religieuses qui renvoient aux juifs exterminés et vers fragiles qui se dressent comme des totems face à l’horreur. Le tercet, resserré sur lui-même, vient en contre-point délivrer un commentaire poétique. Ainsi : « Papillons noirs – faites battre vos ailes / rouges / dans le poème de Celan ». L’Histoire peut servir de source au poème sans que celui-ci ne devienne une évocation historique. Le poème sert de révélateur, il proclame ce que les hommes ont occulté pensant masquer et faire oublier leur cruauté et leurs agissements criminels. Mieux, comme le dit Bruno Doucey dans sa postface : « La force du recueil de Sylvie-E Saliceti est de faire entendre le chant des disparus ». Qu’est donc ce chant ? Là encore, Bruno Doucey le décrit dans une approche concentrique de la parole poétique : « Leurs voix viennent sourdre dans le poème comme les molécules des êtres détruits distillent les forces vives de la nature… ». Cette postface est une véritable approche historique qui éclaire singulièrement le livre et la démarche de son auteur, à ce titre elle est indispensable au lecteur.
Alors on comprend mieux le titre : ces écorces des mots renvoient à cette utilisation de l’écorce de bouleau comme support de l’écriture avant l’invention du papier alors que Birkenau (un des camps de la mort) renvoie à Birkenwald qui signifie bois de bouleaux. La boucle est bouclée quand on sait que les nazis ont pris le temps de replanter des arbres (des chênes) sur la colline de Lissinitchi-Lviv… Bruno Doucey ajoute à cette démonstration qu’une « abondante littérature, essentiellement en Russie, était consignée sur l’écorce de bouleau ». Ainsi la poésie retrouve-t-elle sa vocation originelle : dire l’indicible et lutter contre l’oubli. Sylvie-E Saliceti, comme d’autres poètes en d’autres lieux, redonne la parole à ceux que l’Histoire a voulu réduire à jamais au silence.

LUCIEN WASSELIN