Lucien Noullez sur « Je compte les écorces de mes mots »
Sylvie-E. Saliceti Je compte les écorces de mes mots Avant-propos de l’auteure Postface de Bruno Doucey Ed. Rougerie
Certains livres ne devraient être ouverts qu’avec effroi : « N’approche pas ici, ôte tes sandales de tes pieds, oui, le lieu sur lequel tu te tiens est une glèbe sacrée », dit la Bible (Exode 3,5) … Forêt en flammes / il est des buissons – ardents / par leur cri, écrit pour sa part Sylvie-E. Saliceti. Car le sacré fait brûler sans consumation : Le roncier brûle au feu mais le roncier n’est pas mangé (Ex 3,2). J’aime, en l’occurrence, cette traduction de Chouraqui. Des ronces éternelles sont en effet au cœur du poème de Sylvie Saliceti. Car, si tout génocide est, comme l’écrit l’auteure dans son avant-propos, le lieu de l’écroulement de la parole, il se pourrait aussi que le travail poétique, et peut-être lui seul, puisse faire sourdre de la terre la parole des morts. On songe ici à Jacques Delcuvellerie qui, dans son grand spectacle Rwanda 94 n’a pas craint de faire parler les victimes. En leur rendant la parole, il redonnait aux corps leur inaliénable unité dont les charniers du génocide (de tous les génocides) sont la boueuse, la merdeuse, l’effroyable négation.
Rien ici ne viendra flirter avec l’esthétisme. Sylvie-E. Saliceti ne s’apparente pas aux bourreaux qui font de l’art avec le malheur de leurs proies : Poétisez-nous un poème de Sion (Psaume 137, 3) disent les tortionnaires et disaient aussi les nazis qui aimaient Schubert et organisaient des concerts dans les camps.
En 2011, l’auteure de ce livre enquête sur la Shoah. Au lieu-dit La Sablière de Lissinitchi en Ukraine, elle demeure longuement comme en arrêt devant une fosse commune désormais boisée : « Dans le petit matin, un témoin me rapporte l’épisode de cet enfant placé sur la fosse (…).L’Allemand, au moyen de pelletées de terre, comblait les corps amoncelés au sommet desquels l’enfant était assis. Croyant qu’il était invité à jouer, le gamin renvoyait des petites poignées à l’identique vers le fossoyeur, en souriant. » Puissance de l’innocence. Si, comme l’a écrit je ne sais plus quel poète, notre vie n’est qu’une poignée de terre à remuer, ce don de la vie à qui aveuglément enterre la mort possède une force inouïe de suggestion. Cette scène donnerait peut-être la clé du poème. Car, même dérisoirement, l’œuvre – la grande œuvre – de S. Saliceti fait elle aussi la nique au désespoir.
J’ai dû lire deux fois ces poèmes, avant même d’oser en parler. Je les lirai encore et je les donnerai à lire. Leur limpidité de forme et de ton coule comme une sueur froide dans l’échine de leur lecteur. Ils sont encadrés de témoignages : de rescapés ou de simple villageois. Ils déroulent des complaintes lentes ou laissent exploser de fulgurantes notations. Ils sont parcourus d’une question posée aux morts, qui rythme comme un refrain troublé le propos du poète : « Vous ne m’avez pas dit si je pouvais… » Ils traversent (et c’est d’un même pas devant l’hébétude) l’expérience de l’existence et de la non existence d’Adonaï. Ils cousent des prières sans fil. Construisent des abris qui ne protègent pas. Ils ont la beauté violente de l’empathie. Au devoir de mémoire ils ajoutent la lumière des larmes.
La lumière, oui, car ces textes d’une beauté sans pareille font de l’anamnèse un combat. Ils opposent un juste lyrisme (lequel, je le répète, n’a rien à voir avec l’esthétisme) à la violence sans nom. Ils certifient, comme une petite poignée de terre relancée, qu’il faut continuer l’aventure humaine.
Plus petite qu’une paupière
d’oiseau – ma bouche
se tait pour écouter
C’est tout. Je me tais moi aussi.
Lucien Noullez Maison internationale de la Poésie – Arthur Haulot Journal des poètes Bruxelles.