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[Un feu au coeur du vent] Trésor de la poésie indienne

Le souffle et la lumière

J’ai déposé tous les souffles dans mon âme,
et j’ai déposé mon âme dans tous les souffles

Shatapatha-Brâhmana

Même quand la mort te hante
garde le souvenir de la lumière.

Ayyappa Paniker

Un monde où la Parole fonde et soutient l’univers, un monde créé à chaque instant par Brahma récitant infiniment les quatre Védas par ses quatre bouches, un monde où la cosmogonie jaillit d’une langue « parfaite », le sanskrit, où une seule syllabe, Aum, suffit à embrasser les innombrables modalités du divin, où les poètes-voyants originels, les Rishis, portent à leur point d’incandescence la vision et la transcription de l’invisible, où les sciences du langage sont voies de délivrance, où se profère inlassablement l’identité de Dieu et de Son nom, où la répétition du mantra détient le fulgurant pouvoir de dénouer les liens de notre intime devenir, monde de la linguistique sacrée et de la théologie du verbe, où s’inscrit et se psalmodie la totalité, monde où la Parole (Vak) est Saveur (Rasa) : l’Inde.

L’Inde bouscule, déroute autant qu’elle éblouit. Sa diversité prolifique, la violence bigarrée de ses contrastes ne cessent de faire vaciller nos repères. Cherchant à décrypter ce monde gouverné par la profusion et le débordement, Octavio Paz évoquait lucidement dans ses Lueurs de l’Inde un « excès de réalité ». Une unité profonde, pourtant, traverse cette polyphonie vibrante. Nous sommes, ne l’oublions pas, au pays où la poésie, depuis les Védas, est perçue, vécue comme une voie de libération. Dès son aurore, il y a quelque trente ou quarante siècles, la civilisation indienne s’est attachée à méditer sur les pouvoirs vertigineux de la Parole. Pour le poète védique, c’est le chant même de la poésie qui met en œuvre le cosmos. Par la puissance des mots, on agit non seulement sur les êtres, mais encore sur les choses, sur la nature, sur les dieux.

À cette Parole immense, saluée par les hymnes les plus anciens, les poètes indiens ont donné à travers les âges un contrepoint sans fin. Des Upanishads (~ 600 av. J.-C.) à Rabindranath Tagore (1861-1941), de Kabîr (1440-1518) à Lokenath Bhattacharya (1927-2001), en passant par les adeptes du courant mystique de la bhakti, rebelles à toute forme d’orthodoxie – Nâmdev (1270-1350), Lal Ded (1330-1384), Soûr-Dâs (1483-1546), Mirabaî (1498-1546), Toukârâm (1598-1650) –, c’est le même chant hanté qui persiste. Une poésie qui s’attache à décliner les multiples facettes d’un feu dansant et vivifiant. Une poésie résolument incarnée, à la jonction du quotidien et de l’absolu.

Songeons ainsi à ces grammairiens du cœur, à ces maîtres du sensible – Tiruvalluvar (Ve siècle), Amaru (VIIe siècle), Bilhana (XIe siècle), Jayadeva (XIIe siècle) – qui mettent en scène la toute-puissance du désir dans une sorte de yoga frémissant. Sueurs d’une passion dévorante, à la fois charnelle et spirituelle, où érotique et mystique se voilent et se dévoilent tour à tour, obéissant à un indice de rayonnement maximal. Comme le souligne ardemment Bhartrihari (VIIe siècle) : « Faites-vous une demeure soit au bord du Gange, qui lave dans ses eaux les souillures de l’âme, soit entre les seins d’une jeune femme… » L’émotion amoureuse s’éprouve ici telle une transmutation, une énergie salvatrice capable de conduire au divin.

En vérité, qui va en Inde n’en sort jamais indemne.

Comme l’ont éprouvé au plus vif de leur chair et de leur esprit tant de voyageurs subjugués, c’est un pays dont on ne peut se déprendre : « Ayant plongé dans le Gange, on ne peut être que totalement trempé », notait, avec un humour ravageur, Mâ Ananda Moyî (1896-1982), la sainte la plus chavirée de l’Inde moderne. Et Michaux lui-même, barbare en Asie s’il en fut, dut constater un jour abruptement : « Aux Indes, si vous ne priez pas, vous avez perdu votre voyage. C’est du temps donné aux moustiques.» Dans ce monde sans la moindre demi-mesure, et même d’absolue démesure, où la terre promise est un fleuve et la maison de Dieu un écoulement sans commencement ni fin, on a en effet pour habitude de vous prendre tout entier, exigeant à la fois – et sans détours – votre apparence et votre essence. Certains le supportent mal, prenant les archétypes pour des stéréotypes, et les visions pour des clichés, d’autres, au contraire, semblent s’en nourrir et même s’y raviver. Comme le souligne si fortement Kathleen Raine dans son autobiographie (India Seen Afar – « L’Inde lointaine ») : « L’Inde parle à ceux qui savent la déchiffrer.» Je pense ici à cette anecdote – combien parlante – que Pier Paolo Pasolini rapporte dans son Odeur de l’Inde : «L’air est froid, Moravia et moi nous approchons instinctivement des bûchers et, en avançant, nous nous apercevons rapidement que nous éprouvons la sensation agréable de nous réchauffer à un feu, l’hiver, avec nos membres transis, heureux d’être là, avec un groupe d’amis de rencontre […] Jamais en aucun lieu, à aucun moment, dans aucun acte, durant tout notre séjour indien, nous n’avons éprouvé un aussi profond sentiment de communion, de tranquillité, et presque de joie. »Pasolini et Moravia, deux grands artistes occidentaux du XXe siècle, se réchauffant, se réconfortant même, à Bénarès, sur un ghât de crémation, auprès des braises âcres d’une Inde qui sait l’importance du feu transformant – l’épisode n’est-il pas hautement symbolique ? Et n’est-ce pas sur ces mêmes rives du Gange en croissant de lune que Malraux crut voir une nuit un « Grand Canal funèbre et hanté» ? À chaque instant, nous dit l’Inde, la grâce peut être extraite de l’abîme.

De l’ardeur cosmique au cantique des ordures, de la connaissance de soi à l’arbre d’or, de célébration du miel à la migration des tribus, de la vie invisible à la toile de l’univers, avec un vieux pneu de vélo, une course de taureaux, une vague de béatitude, une exaltation des pieds fortunés de la déesse, deux nuits d’amour, avec une cage d’escalier, un éveil et une offrande – les poèmes rassemblés ici jouent précisément de cette grâce et de cet abîme, rejoignant d’autres voix précieuses et irremplaçables (…)

L’Inde nous adresse ses poètes, intensément vivants. Témoins scintillants d’un poème perpétuel qui cingle volontiers vers l’amont, comme s’il opérait un retour continu vers ses propres sources. Comme s’il se déployait dans une sorte de fraternité ardente et tendue avec son origine.

Zéno Bianu, Un feu au cœur du vent, Trésor de la poésie indienne, des Védas au XXIᵉ siècle, Édition de Zéno Bianu, Collection Poésie/Gallimard (n° 551), 2020.

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Chants sacrés Carnatiques de l’Inde du Sud
Les Voix de Silvacane
Chant : Sudha Ragunathan
Violon : Ragavendra Basararaju
Skanda Subramanian Sundararajan, mridangam

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