Paul Jacoulet – Le billet doux mongole -1955
La douceur est une énigme. Incluse dans un double mouvement d’accueil et de don, elle apparaît à la lisière des passages que naissance et mort signent. Parce qu’elle a ses degrès d’intensité, qu’elle est une force symbolique et qu’elle a un pouvoir de transformation sur les choses et les êtres, elle est une puissance.
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Comment en approcher la singularité ? Son approche est risquée pour qui désire la cerner. À bien des égards elle a la noblesse farouche d’une bête sauvage. Il semble qu’il en aille ainsi de quelques autres espèces rares. L’innocence, le courage, l’émerveillement, la vulnérabilité, en marge des concepts arraisonnés par la grande histoire de la pensée, sont eux aussi regardés d’un oeil inquiet par la philosophie.
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On pourrait s’en tenir à la situer sur une fréquence de délicatesse, en transcrire l’amplitude. Mais l’intention qui l’anime disparaît alors, la réduisant à n’être qu’une sorte de climat. Qui ressent « la douceur » d’un acte, d’une pensée, d’une chose ? Son destinataire ? Celui qui l’octroie ? Arrive-t-il qu’elle soit sans témoin ni auteur ? L’apaisement, le délice, le tact sont des bienfaits spirituels autant que physiques. C’est un des nombreux paradoxes de cette notion qui semble flotter dans les sphères de l’idéal : elle ne manifeste sa puissance que parce qu’elle est aussi très sensuelle.
La douceur provoque de la violence car elle n’offre aucune prise possible au pouvoir. Dostoïevski, Melville, Hugo, Flaubert, ou le Tolstoï de « maître et serviteur » lui font opposer à l’injustice sa force insaisissable. De sorte qu’elle condamne aux yeux des hommes celui qui l’incarne. Du prince Mouchkine aux vagabonds de Hamsun, ceux qu’on a appelés les innocents ne se savent pas porteurs d’une douceur qui les voue à l’errance et à la solitude. Sa contiguïté avec la bonté et la beauté la rend dangereuse pour une société qui n’est jamais autant menacée que par le rapport d’un être à l’absolu.
Dans l’ordre symbolique comme dans certains arts martiaux, la douceur peut retourner le mal et le défaire mieux qu’aucune autre réponse. Rien ne peut l’obliger ni y commettre autrui.
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Si l’amour et la joie ont des affinités essentielles avec la douceur, est-ce parce que l’enfance en détient l’énigme ? Car la douceur a, avec l’enfance, une communauté de nature mais aussi de puissance. Elle en est la doublure secrète, là où l’imaginaire rejoint le réel dans un espace qui inclut son propre secret, nous faisant éprouver une stupeur dont on ne revient jamais entièrement.
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« C’est ainsi que vous vous tenez face à moi, dans la douceur, dans la provocation constante, innocente, impénétrable », dit le personnage de l’Homme Atlantique, de Duras. Les mots ne s’enchaînent pas au hasard, la douceur est face à face, provocation, et elle a l’énigme impénétrable de ce que nous appelons l’innocence. La pointe de la douceur, c’est son possible effacement — et c’est précisément ce qui nous effraie. Qu’elle puisse être la plus haute expression de la sensibilité, son intelligence et sa force, et néanmoins à chaque moment disparaître.
Anne Dufourmantelle, Puissance de la douceur, Payot, Collection Manuels Payot dirigée par Lidia Breda, 2017, pp.11,12,13,14, 62.