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[Peindre, est-ce aimer à nouveau ?] Sylvie-E. Saliceti

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Gavotte
Compositeur : Pachelbel
Violon : Amandine Beyer

 

Peindre, est-ce aimer à nouveau ? Le coeur de mon village d’enfance bat ici, dans un tableau de Chaix. Ce peintre, qui fut l’élève de David, est connu particulièrement pour deux de ses oeuvres : le plafond du château Borély à Marseille, puis la série de toiles des sources de l’Allemogne. Il se trouve que je suis née et que j’ai grandi au bord desdites sources. Sur une esquisse de 1820, on aperçoit même ma maison, et en arrière de la bâtisse, le petit pré où l’on courait. Les souvenirs affluent. Jusqu’à l’intérieur du salon aux volets verts, j’entends nos voix d’enfant qui résonnent. La langue des oiseaux est là, intacte. Après mon départ, les moineaux ont continué de chanter sur la branche.

J’observe les peintures de Chaix qui raniment les images avec leurs sensations, leurs sons, leurs couleurs. À travers la toile déchirée du ciel surgissent la prairie, les moulins, les papetiers et le lavoir aux fougères. L’enfance tonne dans ce carré vert de l’esprit, comme un éclair.  Haletante, je laisse entrer en moi l’orage d’avril. Du fond des ravins montent les réminiscences. Je dévale les pentes de la mémoire. Je dévale sans m’arrêter, du plus lointain vers le plus vif souvenir, je dévale le pré, le brin d’herbe du pré, le souffle du brin d’herbe du pré. À en perdre le soufle, aussi alerte que la gavotte de Pachelbel que mon grand-père jouait, je longe la cascade d’eau. Tout s’enfuit en tous sens, au rythme des petits animaux en cavalcade sur les pierres polies par la rivière. Quelqu’un traverse sous la pluie battante. Côte à côte, sous le manteau qu’il vient d’étendre au-dessus de nos têtes pour nous servir d’abri, nous courons sous les arbres du jardin, puis à travers la forêt.

La lumière déverse son or dans les ruelles du village.

À l’ombre du temps, la mémoire a poussé avec la menthe, entre le mur et le mandarinier. Les souvenirs traversent avec leurs images insolites, revisitées.  Tout et son contraire, rien n’est de trop : il y a l’âne qui tintinnabule près du chien andalou. Il y a le fou avec son poisson noué à l’estomac. Il y a des mots qui nagent ainsi que des petites truites de feu. Il y a le soleil, la fraîcheur, la surface du bassin où les algues flottent, carillonnantes d’éclats d’Abri de Maras. J’entends le bruit de la plus vieille corde du monde sur une pierre du bassin dans lequel navigue la voile minuscule de mon bateau de papier,  tremblante sur l’eau. Chaque chose, condensée, tient dans un détail : l’envergure du blé, les diables pilés comme des pépins verts, enfin le monde entier dans un grain d’orge.

Sous l’orage, la prairie boit la pluie.
Chaque chose se raconte par un seul brin d’herbe.

Je sectionne une tige de blé, la mords entre mes dents.
L’univers est petit ; il dépasse de ma lèvre.

Je traverse sans fin la campagne des années, ouvrant un chemin entre les têtes des épis.
Quand je rentrerai ce soir, je ferai sécher la Terre au-dessus du poêle.

Sylvie-E. Saliceti, 2023- Village d’enfance

 

 

 

 

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