
Wols- La pagode-1941
Tu es parfois si distraite par les événements traumatisants qui se produisent autour de toi que tu as ensuite toutes les peines du monde à refrayer le chemin qui mène à toi-même. Pourtant il le faut. Tu ne dois pas te laisser engloutir par les choses qui t’entourent, en vertu d’un sentiment de culpabilité. Les choses doivent s’éclaircir en toi, tu ne dois pas, toi, te laisser engloutir par les choses. Un poème de Rilke est aussi réel, aussi important qu’un garçon qui tombe d’un avion, mets-toi bien cela dans la tête. Tout cela, c’est la réalité du monde, tu n’as pas à privilégier l’un aux dépens de l’autre. Et maintenant, va dormir. Il faut accepter toutes les contradictions ; tu voudrais les fondre en un grand tout et les simplifier d’une manière ou d’une autre dans ton esprit, parce que la vie te deviendrait alors plus simple, mais elle est justement faite de contradictions, et on doit les accepter comme éléments de cette vie, sans mettre l’accent sur telle chose au détriment de telle autre. Laisse la vie suivre son cours, et tout finira peut-être par s’ordonner. Je t’ai déjà dit d’aller dormir au lieu de noter des choses que tu es encore tout à fait incapable de formuler.
(…)
Le 11 juin [1941]. Mercredi matin, 9 heures et demie […]
Le paysage que chaque être humain porte en soi, il le cherche aussi à l’extérieur. C’est peut-être la raison pour laquelle j’ai toujours eu cette étrange aspiration aux vastes steppes russes. Mon paysage intérieur se compose de plaines grandes et vastes, infiniment vastes, c’est à peine s’il y a un horizon, une plaine succède à l’autre sans césure. Et lorsque je suis assise sur cette chaise, repliée en moi- même, la tête profondément inclinée, j’erre parmi ces étendues vierges, et lorsque je reste ainsi un moment, un sentiment bienfaisant d’immensité et de paix m’envahit. Le monde intérieur est aussi réel que le monde extérieur. On doit en être conscient. Il a aussi ses paysages, ses contours, ses possibilités, ses territoires sans frontière. Et soi-même l’on est le petit centre où mondes intérieur et extérieur se rencontrent. Les deux mondes se nourrissent l’un de l’autre, on ne doit pas négliger l’un au [profit] de l’autre, ni juger l’un plus important que l’autre. Sinon, l’on appauvrit sa propre personnalité. Je sens, chez un tas de gens, qu’ils sont amputés de moitié ou plus ou moins mutilés. Cela vient probablement de ce qu’ils n’ont pas reconnu consciemment le monde intérieur en tant que tel. Certes, des forces venues de ce monde intérieur se manifestent de temps à autre et donnent alors à ces gens, par moments, une certaine expansion de leur personnalité, une touche de plus grande signification, mais tout cela est trop inorganisé, trop chaotique, à peine conscient. Ce monde intérieur est chez eux une terre en friche, embroussaillée, qu’ils ne se donnent pas la peine de travailler. Ce n’est pas un territoire réel et reconnu. Et je sens alors monter en moi une sorte d’envie de me mettre à défricher, à introduire un peu d’ordre et à éveiller la conscience. Peut-être cela va-t-il finalement devenir mon travail et ma vie ?
Etty Hillesum, La paix dans l’enfer, Textes choisis et présentés par Camille de Villeneuve, Collection Points Sagesses, Série Voix Spirituelles, Éditions Points, 2013.