
Pierre Bonnard – Jeune femme écrivant (détail) -1908
J’écris comme on fait des fouilles, en archéologue de l’intime, tâtonnant dans l’ombre touffue d’une mémoire, la mienne, si semblable à tant d’autres, tiraillée entre détresse et utopie. Sous de multiples couches de protection, l’obscurité d’un monde à déminer, à nettoyer, puis à disséquer.
Car les secrets, souvent sournois et inavouables, ont besoin de lumière, c’est-à-dire de pensée, de langage et de voix, pour ne pas s’envenimer. Car c’est là, au cœur de l’intimité, dans le plus noir des brouillards, que se fomentent les pires catastrophes ; là que ça se démène, ça lutte, ça pleure, ça crie, ça se donne bonne conscience, ça court à sa perte. Car il faut tenter, continûment tenter, aujourd’hui plus qu’hier peut-être, de désencombrer le monde, la mémoire et les mots – Black Words, disait une voix, pendant que des corps penchés, multipliés ou fractionnés sur la toile ou le papier, crachaient du noir ou le recevaient en plein cœur, et tentaient de se supporter les uns les autres, à tour de rôle, avec des airs de naufragés. Car il faut écrire, écrire, tout en sachant résister, comme le disait Duras, à l’écriture. Car il faut lire et entendre. Jusque-là.
Décaper l’intimité. Soulever une ombre, puis une autre, il y a tant de résistances jusqu’à l’histoire vraie, l’ossature grêle qui protège l’âme.
Denise Desautels, L’angle noir de la joie suivi de D’où surgit parfois un bras d’horizon , Poésie/Gallimard, Format numérique, 2022, p. 27.