
Cathédrale de la mer – Triptyque photographique Sylvie-E. Saliceti
Dans la biographie qu’il consacre à Jacques Brel — Une vie — Olivier Todd reproduit la lettre que Brel adresse à son pianiste et compositeur Gérard Jouannest en 1978, quatre mois après la sortie du disque Les Marquises. Brel est déjà malade. Depuis Atuona, il écrit à son ami : « Alors, comment vas-tu, jeune crapule ? (…) Je t’écris pour te dire que j’attends toujours de toi quelques musiques, des nerveuses, des huit pieds et autres, de manière à pouvoir répandre mon génie fatigant sur des foules ahuries, car j’écris encore quelques litanies sincères ».
La Cathédrale est l’une de ces litanies, écrite au cours de l’ultime voyage qui mena Brel depuis Anvers jusqu’au mouillage d’Hiva Oa. L’archipel des Marquises est appelé Fenua Enata par ses premiers habitants, ce qui se traduit par Terre des Hommes. Ce séjour fut vécu comme un accomplissement par Brel, dont la solitude brille d’un éclat profond, car elle semble choisie pour mourir au milieu des frères humains. Avec cette chanson, le poète laisse le journal de bord de sa fin de vie. La cathédrale de Brel se nomme L’Askoy, elle amarre le 26 janvier 1976 dans la baie de Fort-de-France. On y entend le voeu d’une église débondieurisée et de fleurs sur la mer.
Il meurt le 9 octobre 1978.
Sylvie-E. Saliceti
La cathédrale
Auteur, interprète ; Jacques Brel
Compositeur: Gérard Jouannest
La Cathédrale
de Jacques Brel
Prenez une cathédrale
Et offrez-lui quelques mâts
Un beaupré, de vastes cales
Des haubans et halebas
Prenez une cathédrale
Haute en ciel et large au ventre
Une cathédrale à tendre
De clinfoc et de grand-voiles
Prenez une cathédrale
De Picardie ou de Flandre
Une cathédrale à vendre
Par des prêtres sans étoile
Cette cathédrale en pierre
Qui sera débondieurisée
Traînez-la à travers prés
Jusqu’où vient fleurir la mer
Hissez la toile en riant
Et filez sur l’Angleterre
L’Angleterre est douce à voir
Du haut d’une cathédrale
Même si le thé fait pleuvoir
Quelqu’ennui sur les escales
Les Cornouailles sont à prendre
Quand elles accouchent du jour
Et qu’on flotte entre le tendre
Entre le tendre et l’amour
Prenez une cathédrale
Et offrez-lui quelques mâts
Un beaupré, de vastes cales
Mais ne vous réveillez pas
Filez toutes voiles dehors
Et ho hisse les matelots
A chasser les cachalots
Qui vous mèneront aux Açores
Puis Madère avec ses filles
Canarian et l’Océan
Qui vous poussera en riant
En riant jusqu’aux Antilles
Prenez une cathédrale
Hissez le petit pavois
Et faites chanter les voiles
Mais ne vous réveillez pas
Putain, les Antilles sont belles
Elles vous croquent sous la dent
On se coucherait bien sur elles
Mais repartez de l’avant
Car toutes cloches en branle-bas
Votre cathédrale se voile
Transpercera le canal
Le canal de Panama
Prenez une cathédrale
De Picardie ou d’Artois
Partez cueillir les étoiles
Mais ne vous réveillez pas
Et voici le Pacifique
Longue houle qui roule au vent
Et ronronne sa musique
Jusqu’aux îles droit devant
Et que l’on vous veuille absoudre
Si là-bas bien plus qu’ailleurs
Vous tendez de vous dissoudre
Entre les fleurs et les fleurs
Prenez une cathédrale
Hissez le petit pavois
Et faites chanter les voiles
Mais ne vous réveillez pas
Prenez une cathédrale
De Picardie ou d’Artois
Partez pêcher les étoiles
Mais ne vous réveillez pas
Cette cathédrale est en pierre
Traînez-la à travers bois
Jusqu’où vient fleurir la mer
Mais ne vous réveillez pas
Mais ne vous réveillez pas.
Jacques Brel