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[Arménie]Ossip Mandelstam

Sarian Martiros-Arménie-1923

 

ARMÉNIE

Comme un terrifiant taureau à six ailes,
Le labeur se révèle aux gens d’ici ;
Et, toute gonflée du sang de leurs veines,
Au seuil de l’hiver la rose fleurit.

I

Toi qui berces la rose de Hafiz
Et les petits sauvageons, tu respires plutôt
Par les épaules à huit facettes des églises
Paysannes, trapues comme des taureaux.

Toi qui fus badigeonnée d’ocre rauque,
Au-delà de la montagne tu restes toute,
Mais ici tu n’es qu’une image qu’on décalque
Dans le doigt d’eau d’une soucoupe.

II

Tu désirais plus de couleurs,
Et avec sa patte de lion
Dans la boîte a saisi sur l’heure
Un petit bouquet de crayons.

(…)

Simples comme un dessin d’enfant ,
Ici les épouses cheminent,
Sans que puisse émouvoir mon sang
Leur don de beauté léonine.

Que j’aime ta langue funeste,
Tes tombes jeunes à jamais,
Où sont des tenailles les lettres
Et chaque mot est un crochet …

(…)

Et je ne sais pourquoi, des Aubes d’Arménie je rêve souvent ;
Viens, me dis-je, allons voir comment la mésange vit en Erevan ,

Comment le boulanger avec le pain joue à cache-cache
Et retire du four les peaux humides des lavach…

Oh, Erevan, Erevan ! Est-ce un oiseau qui t’a dessiné,
Ou bien un lion qui, comme un enfant, t’a colorié ?

Oh, Erevan ! Tu n’es pas une ville mais une noix qu’on grille,
J’aime de tes rues à large bouche les babylones obliques.

Cette vie absurde je l’ai salie,
comme un molah son coran,
Je n’ai pas versé de sang chaud
et j’ai moi-même gelé mon temps.

Oh, Erevan, Erevan ! Je ne demande plus rien sous le ciel,
Je ne veux pas de ton raisin pris par le gel !

(…)

XI

Jamais plus je ne te verrai,
Ô ciel myope de l’Arménie,
Je ne pourrai plus voir, plissant les yeux,
Le dais mouvant de l’Ararat,

Et plus jamais je n’ouvrirai
Dans la bibliothèque des auteurs potiers
Le livre creux de cette terre si belle,
Où s’instruisaient jadis les premiers hommes.

XII

Argile et azur, azur et argile,
Que te faut-il de plus ? Plisse les yeux bien vite,
Comme un pacha myope sur sa bague turquoise —
Sur le livre de vibrante argile, sur la terre-livre,
Sur le livre suppurant, sur l’argile désirable
Et qui nous fait souffrir comme la musique et le verbe.

[ 16 octobre – 5 novembre 1930]

Ossip Mandelstam, Armenia, Traduction d’Henri Abril, Dessins de Giuseppe Caccavale, Parenthèses, 2016, pp.254/255.

https://sylviesaliceti.com/wp-content/uploads/2017/04/7ce76-01-01-menk_kadj_tohmi-128.mp3?_=1

Menk kadj tohmi
Traditionnel
Esprit d’Arménie — Hespérion XXI

Jordi Savall

 

 

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