
Magritte- Le thérapeute -1937
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Tout est un épervier
Auteur : Allain Leprest
Interprète : Francesca Solleville
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Cinq ans s’étaient écoulés depuis ma rencontre avec Hanna. J’avais vécu tout ce temps en silence, satisfait du grillage contre les plumes douces des oiseaux, ma bouche aussi béante qu’une mine de sel. Retenir autre chose, je ne le pouvais pas. Pour mes bégaiements, ma mère non plus n’avait jamais rien pu. À l’école, écouter me prenait toute l’énergie. Pour le reste, déjà, je m’arrangeais avec les oiseaux, plus forts que les choses à prononcer. Le silence déployé comme leurs petites ailes me suffisait et je jubilais au plus secret de mon cœur en écoutant leurs piaillements fous. Le plus souvent, j’avais du mal à tenir en place, je me tordais sans cesse. Mes mains surtout dansaient, ce que ma voix m’interdisait. « Arrête de piaffer, parle ! » Ma mère s’énervait. Elle criait, me promettait un dimanche au bord de la Baltique.
Sur ma bouche bée, je voyais son regard noir, je sentais son souffle en colère. « Quand tu voudras bien nous sortir trois mots de tes sales plumes, on ira voir la mer. Parce que… C’est pas le tout d’y aller ! Faut pouvoir en parler. Après. Quand tu voudras bien. » J’avais mes colombes dans les yeux et d’autres ruisseaux dans la gorge. J’étais celui qui ne regardait que les nuages ou le bout de ses chaussures. J’étais le bègue, le pain noir qui ne se partage pas. « Oh, pour lui, on ne saura jamais », répétait ma mère aux voisines dépitées. Quand mon père rentrait au milieu du jour, c’était le crépuscule qui dégringolait. On n’avait droit qu’au charbon sur son visage fatigué. Lui non plus, ne parlait guère ; de la mer, il s’en foutait. Il posait sa sacoche d’ouvrier sur la table, se versait un peu de vodka dans sa tasse de café et c’était tout. J’avais une sœur qui, elle, chantait, du matin au soir pour tenter d’élargir un peu nos quarante petits mètres carrés vers ailleurs. Sa jolie voix n’a jamais suffi à me voiler tout entier. Un jour, l’air de rien, je suis parti avec ma cage sans avoir jamais touché les vagues de la Mer Baltique.
Paola Pigani, L’oiseleur du silence, in Concertina, Prix Prométhée de la nouvelle, Préface de Marie Rouanet, Éditions du Rocher, 2006.
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