
Oscar Dominguez- Corrida II- 1951
À Tito, guitariste du flamenco, héritier du toqué « Del Gastor »
Si tu n’espères pas, tu ne rencontreras pas l’inespéré qui est scellé et impénétrable.
Héraclite, Fragments.
Dans toute l’Andalousie, et en particulier à Séville, les gens respirent encore le parfum tragique de la vie et le reconnaissent d’instinct dès qu’il apparaît – lors des processions de la Semaine sainte, dans les églises de la Macarena, aux portes des arènes de la Maestranza, sur les rives du Guadalquivir où l’on croise le fantôme de Carmen, dans les cabarets de Triana où se produisent les chanteurs et les danseurs gitans… Le tragique est un rapport vivant avec la mort. Car, dit le poète andalou Federico García Lorca : « Un mort en Espagne est plus vivant comme mort que partout au monde : son profil blesse comme le fil du rasoir. » Pour cet éloge du tragique, j’ai choisi les sonorités sombres et profondes d’une siguiriya. Art populaire aux multiples influences (andalouse, juive, arabe, gitane), le flamenco est une voie privilégiée d’expression du tragique, car il fait appel à la musique, au chant et à la danse, à une poésie amplifiant tout ce qui résonne de défi, de vertige et de sensualité dans les passions humaines. Chant et danse de la solitude assumée de l’homme et de la femme, le flamenco est un art périlleux de l’exposition et de l’abandon de soi. C’est le geste de jouer sa vie, de s’ouvrir et de s’offrir à l’autre dans le plus grand dénuement.
Face aux malheurs et aux souffrances qui sont le lot de tous les hommes, la solution est peut-être là. Ouvrir les vannes, se laisser aller à l’ivresse du chant et de la danse pour se délivrer des douleurs enfouies et réveiller un désir de vivre qui sommeille dans les dernières demeures de l’intime. De La Nouvelle-Orléans au Brésil, de l’Égypte à l’Afrique du Sud, de l’Espagne à la Grèce, les chants et les danses populaires ont toujours eu un sens instinctif du tragique, ainsi que le secret d’une forme de transe salvatrice. Chanter, danser, quand la vie devient trop dure, quand elle nous apporte trop de douleurs et de déceptions : est-ce pure folie ou bien force d’âme ? Après tout, les tragédies antiques étaient également liées au culte de Dionysos, dieu du vin et de la danse. Être sidéré par une passion ou un malheur, c’est rester pris et figé dans les filets du destin, alors que chanter, danser, c’est sortir du mutisme et de la capture pour déployer toutes ses possibilités de vie. Le flamenco part d’une poésie ancrée dans le sol pour trouver un rythme en accord avec les désirs les plus profonds, sans jamais perdre pied dans un tourbillonnement effréné. Il existe un tragique de la répétition du destin autour duquel le flamenco ne cesse de tourner pour introduire du jeu et des variations, pour créer du mouvement et du rythme : comment éviter de faire du surplace, ou de tourner en rond en finissant par se prendre les pieds dans le tapis ? Comment changer la donne de la répétition de l’égarement, de l’échec et de la souffrance ? Comment transformer l’effroi du malheur en vitalité de la foi ? Il suffit de peu pour aller de l’avant, il suffit d’un pas de côté. Qu’est-ce qui nous en empêche ? Toucher le fond, c’est aussi atteindre le socle de l’existence, le sol fertile et indestructible où puiser son rythme intérieur pour rebondir ailleurs et danser sa vie.
Comment faire un éloge du tragique ?
Il se peut que la réunion de ces deux mots soulève la protestation. D’emblée le tragique éveille en nous terreur et crainte devant ce que la souffrance des hommes comporte d’irréparable et d’injustifiable. Nous cherchons autant que possible à éviter le tragique. Sauve qui peut ! Nous préférons les dénouements heureux aux désastres qui se dressent devant Œdipe, Antigone, Macbeth ou Phèdre. Nous consentons à faire l’éloge des tragédies écrites par Sophocle, Shakespeare ou Racine, mais nous redoutons les tragédies réelles de l’existence, les conflits insolubles qui détruisent les peuples, les familles et les esprits. Il se peut également que le sentiment tragique de la vie s’oppose radicalement à la conception chrétienne du salut. Pourtant n’existe-t-il pas une dignité et une grandeur de l’homme dans l’affrontement à mains nues du malheur ? Que vaut la relève de la grâce sans l’endurance de l’épreuve tragique ? Le sens du tragique ne se réduit pas à la conscience malheureuse ou désespérée. Le désespoir enferme l’homme en lui-même, comme sidéré par le malheur qui l’accable. Personne n’est maître de ce qui lui arrive ni des sentiments qu’il éprouve au contact des épreuves. Une chose est d’endurer la souffrance, de la supporter, autre chose de la subir au point d’être démoli, de devenir l’ombre de soi-même, sous l’effet des anesthésiants, des antidépresseurs ou de l’accablement. Ni fataliste ni doloriste, la conscience tragique ne fait que constater l’existence de malheurs aussi insensés qu’inévitables. Nous connaissons tous les sentiments de l’échec et de l’impuissance, dans notre vie familiale, dans notre travail, dans nos relations. Ces sentiments sont parfois disproportionnés par rapport à la réalité, mais ce qui compte, c’est ce que nous ressentons. Je n’éprouve aucune délectation pour la souffrance et je n’ai pas le sentiment de souffrir plus que d’autres. Tout le monde souffre. Mais quand je souffre, ce qui importe c’est la reconnaissance d’une souffrance qui est d’abord la mienne et que je ne pouvais pas imaginer avant qu’elle ne m’affecte. L’image que j’avais de moi s’altère, elle en prend un coup, je deviens autre. Dans l’épreuve, tout un monde s’effondre. Mais cela ne signifie pas nécessairement la fin du monde. Nous pouvons aussi renaître à partir des catastrophes. Un ordre ancien disparaît et entraîne de profonds remaniements. Quand une vie à l’agonie s’altère, elle peut accéder à une soif plus fondamentale, à un désir de vivre plus essentiel que le désir de guérison. Notre empressement à vouloir guérir de tout tend à renier cette soif qui demande à être aussi reconnue et étanchée. L’épreuve remet en contact avec la vie nue, aussi immémoriale que les battements du cœur, un désir radical qui vient de plus loin que soi. Aussi le tragique dont je ferai l’éloge n’appelle pas nécessairement un destin de mort comme fin dernière. Il est porteur de cette espérance de l’« inespéré » dont parle Héraclite, de l’idée que tout peut recommencer, que l’avenir est imprévisible et inachevé, que quelque chose résiste et demeure indestructible.
Le tragique et la violence
Notre rapport au tragique vient de très loin, de la relation que nous entretenons au plus profond de nous, et la plupart du temps sans le savoir, avec le monde antique et la naissance en son sein des premières tragédies. Le tragique ne relève pas d’une conception philosophique de l’existence aux contours clairs. Il est plus une question d’accent que de système de pensée ; aussi existe-t-il une grande variété de voix tragiques d’un auteur à l’autre, et parfois au sein d’une même œuvre, allant des timbres les plus sombres, les plus violents, à des tonalités plus joyeuses et apaisées. Le tragique de Sophocle peut par exemple combiner une pensée grave avec une foi vivace en l’homme, quand le tragique d’Eschyle n’est jamais que pressentiment et avènement d’un désastre. Ainsi le chœur dans Antigone de Sophocle reconnaît-il en l’homme une énigme aussi merveilleuse qu’inquiétante : « Il est bien des merveilles en ce monde, il n’en est pas de plus grande que l’homme […]. Mais, ainsi maître d’un savoir dont les ingénieuses ressources dépassent toute espérance, il peut prendre ensuite la route du mal tout comme du bien2. » Nous confondons souvent tragique et violence. Pourtant un accident peut être d’une grande violence sans être pour autant tragique. Le sens du tragique ne se définit pas à partir du caractère exceptionnel d’un malheur ou d’une catastrophe, mais dans le contexte d’un combat inégal où l’ombre noire d’une force irrationnelle, tapie dans un coin de notre esprit, surgit brutalement tel un taureau dans les arènes. Un matin, dans les arènes de la Maestranza à Séville, quand le printemps était déjà si chaud et la lumière si vive, le tragique s’est imposé à mon esprit comme une œuvre vivante aux harmonies imprévues avec ses couleurs ocre, rouge sang et l’ombre noire d’un taureau qui va mourir, une suspension du temps et un silence assourdissant, pas un bruit hormis le cri du torero au moment où il enfonce sa lame. Les arènes comme les théâtres à ciel ouvert des tragédies antiques sentent le meurtre et le sang répandu. Il reste dans le rituel tauromachique de la mise à mort quelque chose de la démesure ancienne du sacrifice nu qui suscite effroi et tremblement. Marcher vers le tragique, c’est découvrir que la beauté et la blessure, la création et la destruction, la vie et la mort sont nécessairement liées.
Ambivalente démesure
C’est du côté de la démesure que s’affirme l’homme de la tragédie, sa grandeur comme sa malédiction. Le sentiment du tragique est lié à cette prise de conscience de l’ambivalence de la démesure. L’homme de la tragédie découvre au prix d’une longue série d’épreuves qu’il n’est pas celui qu’il croyait être, qu’il est divisé : il désire passionnément la sagesse et il vit dans le plus grand aveuglement, prenant le mal pour un bien, le mensonge pour la vérité. C’est un être foncièrement double, habité par des contradictions insolubles, capable de basculer des aspirations les plus nobles au déchaînement d’une violence sans retenue. La question tragique est liée en philosophie à cette part déraisonnable de l’homme. C’est la part obscure qui se pose comme défi à la raison. Aussi est-elle souvent disputée par les philosophes. Dès Aristote, la fonction première de la tragédie est de permettre la purgation des passions (la catharsis) et la philosophie n’aura de cesse de se présenter elle-même comme une opération thérapeutique pour tenter de réguler les passions. Car les philosophes comprennent qu’à se laisser emporter par la démesure des passions, les hommes risquent de perdre la raison. Comment explorer cette nuit de l’âme sans renoncer à l’exigence propre à la philosophie ? Dans cet âge de la « sobriété heureuse », de l’éloge des limites et de la modération, il faut rappeler que la démesure (l’hubris) fait partie de l’humain, et que « rien de grand ne se fait sans passion ». Emporté par la passion qui l’habite, l’homme s’aventure en des territoires inconnus, il ose aimer, entreprendre, créer, danser… Nier la démesure de l’humain ne nous protège de rien. Au contraire, cela nous expose à de plus grands désastres, à un déferlement d’autant plus violent de cette démesure. Le projet moderne de l’émancipation de l’individu passe-t-il par la reconnaissance de ses limites ou par la démesure possiblement créatrice de la passion ? Les idées grecques de mesure et de sagesse peuvent-elles se comprendre sans les idées grecques, elles aussi, de démesure et de passion ? Comment alors redéfinir la sagesse sans tenir compte de cette « merveille terrifiante » qu’est l’homme ?
Nathalie Sarthou-Lajus, Éloge du tragique, in Cinq éloges de l’épreuve, Collectif, Éditions Albin Michel, 2014, p.252.
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Catalina