
Giotto di Bondone-Saint François d’Assise prêchant aux oiseaux-Colle di Vespignano (Florence), vers 1267
Les premiers musiciens du monde : c’est ainsi que le compositeur ornithologue Olivier Messiaen nommait les oiseaux. Un autre compositeur, François-Bernard Mâche, a coutume lui, en évoquant son parcours, de désigner 1958 comme son année charnière, marquante aussi bien par l’obtention de son agrégation de lettres, que par sa rencontre précisément avec Messiaen, suivie de son entrée, dans la classe de ce dernier, au conservatoire national supérieur de Paris .
De son ancien professeur, il loue «la quête d’une culture fondée sur l’analyse». Qualité première qu’il entend moins comme une discipline intellectuelle ou une rigueur, qu’un apport répondant au besoin « d’imagination, de fantaisie ». La rigueur, certes, Boulez la proposait, mais il s’affichait lapidairement critique au regard de la musique concrète de Messiaen, qualifiée de « bricolage ». En raison de cette rigidité, François-Bernard Mâche a davantage appris de « l’ouverture d’esprit irremplaçable » de Messiaen. Il se rappelle que celui qui s’avouait tant compositeur qu’ornithologue « était le seul à donner des cours sur la musique tibétaine comme sur l’opéra. » Le champ d’investigation, aussi large que sa curiosité, s’attardait sur Pelléas et Mélisande de Siegfried, sur certains opéras de Rameau, mais aussi sur la musique balinaise, les rythmes des Indiens, et même les cadences grecques — bien qu’il n’ait a priori pas travaillé sur des vers helléniques, à l’image de Xenakis sur Eschylle.
Messiaen aspirait à rendre musicalement aussi bien une idée, une action, ou « la marche vivante des heures du jour et de la nuit », traduite par le cri de la fauvette des jardins.
En réalité, « tout chez lui pouvait devenir musique, même les couleurs. Il était tout prêt à admettre que n’importe quel bruit puisse devenir musique, et encourageait les recherches de musique concrète.» Stockhausen, Fano — et Boulez à l’époque — marquaient une déférence à l’égard de l’aîné qui fut aussi leur professeur. F.-B. Mâche de reconnaître simplement ce qu’il doit à son maître : « son ouverture aux autres cultures m’a marqué ma vie durant … »
LE MERLE BLEU
Messiaen admira à ce point les oiseaux que, parcourant le monde dans toutes ses largeurs, il répertoria puis retranscrivit les improvisations de quelque quatre-cents chants d’oiseaux dans ses œuvres. Pour annoncer chaque pièce, il plaçait en exergue quelques lignes contextualisées, petit texte souvent de belle tenue littéraire. Ainsi du Merle bleu : «Surplomb des falaises, au-dessus de la mer bleu de Prusse et bleu saphir. Cris des martinets noirs, clapotis de l’eau. Les caps s’allongent dans la mer comme des crocodiles. Dans une anfractuosité de rocher qui fait écho, le merle bleu chante. Il est d’un autre bleu que la mer : bleu violacé, ardoisé, satiné, bleu noir. Presque exotique, rappelant les musiques balinaises, son chant se mêle au bruit des vagues. On entend aussi le cochevis de Thékla qui papillonne dans le ciel au-dessus des vignobles et du romarin. Les goélands argentés hurlent au loin sur la mer. Les falaises sont terribles. L’eau vient mourir à leur pied dans le souvenir du merle bleu.»
LES PASSEURS D’ÉCOUTE
Les oiseaux sont-ils les pères des musiciens ?
L’apprentissage en tout cas de cette source sonore originelle du monde, passa de maître en maître : Olivier Messiaen reçut l’enseignement de Paul Dukas qui recommandait d’entendre les oiseaux ; Messiaen a passé ce savoir de l’écoute à F.-B. Mâche qui lui-même pratiqua, aux fins de composition, des enregistrements de chants d’oiseaux sur bande magnétique. Voudrait-on remonter la généalogie ? Il faudrait se hisser plus loin que Saint-François-d‘Assise, lequel aimait avoir les oiseaux pour compagnons. Cet aspect-là — l’intérêt de Messiaen pour Saint-François-d’Assise — de son propre aveu agaça dans un premier temps Mâche qui se détourna du chant des volatiles, pour s’intéresser avec passion, et sans ironie, aux sonorités des grenouilles …, particulièrement riches en polyrythmies ! La désuétude de ces ailes messagères du ciel l’a même conduit à préférer un temps les bruits d’insectes, ou ceux des baleines — bref, de l’infiniment grand à l’infiniment petit : tout sauf le chant des faux prophètes.
L’ancien élève réalisa que le maître avait vu juste : le chant des oiseaux n’a pas d’équivalent dans la nature. Il offre la variété la plus étendue, riche de leçons décisives, notamment sur le langage.
Qu’incarne l’oiseau musicalement ? « La liberté totale dans la pulsation métrique, la sûreté absolue dans l’improvisation. Il présente aussi une valeur spirituelle, chère à Olivier Messiaen : les oiseaux sont les messagers du divin, jouissent d’une providentielle infaillibilité de l’instinct. »
Est-ce en raison de cette infaillibilité de l’instinct animal qu’il appartient au musicien de rendre compte du chant sans artifice ? Ainsi l’œuvre intitulée le Réveil des Oiseaux est une œuvre nue : la partition n’ajoute ni n’ôte rien, ni rythme, ni contrepoint. L’œuvre retranscrit exactement et seulement le chant pluriel des oiseaux, tels qu’ils sont réunis par la nature. Il y a dans cet exercice-ci une véridicité absolue. À l’inverse, le travail de composition vient s’adjoindre de façon particulièrement marquée dans une pièce telle L’épode — troisième mouvement d’un ensemble titré Chronochromie — où dix-huit chants d’oiseaux sont représentés par dix-huit cordes soli qui entrent sur la scène sonore les unes après les autres, dans l’esprit d’une fugue.
L’épode dans les chœurs grecs, définit le troisième couplet d’un chœur lyrique ; elle suit la strophe et l’antistrophe, et constitue donc le dernier temps de la triade, d’un rythme différent des deux premiers mouvements. En l’occurrence, les dix-huit cordes soli se répartissent en six premiers violons, six seconds violons, quatre altos et deux violoncelles. Il n’existe plus dans ce mouvement ni couleur ni accord ; seulement subsistent les chants d’oiseaux de France. Ceux-ci se combinent en contrepoint de dix-huit voix réelles : merles noirs, fauvettes des jardins, grisette ou babillarde, linottes, rossignols, loriots, chardonnerets, pinsons, pouillot véloce, bruant jaune, verdier.
L’ÉQUILIBRE DES FORMES, DES SOURCES, DES MÉTHODES
Le dialogue de formes étrangères
Comment rendre le timbre d’un oiseau ? Le travail de Messiaen recherchait cet équilibre fragile entre le réalisme et le formalisme, entre la nature et l’art. Il exprimait ainsi ce dialogue de formes étrangères, à la source d’une prolifique tension créatrice : « Dans mon Catalogue d’Oiseaux, on pourrait relever un grand nombre d’innovations, parce que la reproduction du timbre des oiseaux m’a contraint à des constantes inventions d’accords, de sonorités, de combinaisons de sons et de complexes de sons qui aboutissent à un piano qui ne sonne pas « harmoniquement » comme les autres pianos. Exemple avec le merle bleu. »
Prolongement logique de cette pratique de composition : sans doute cette recherche implique-t-elle le lieu précis d’une lisière commune entre nature et linguistique. Autant dire à ce stade que la poésie en vient à être intéressée par les recherches de Messiaen ; et davantage encore par celles que poursuit dans son sillage François-Bernard Mâche, dont la densité philosophique ajoute à la voie ouverte par son aîné.
Pour rappel, le travail musical de F.-B. Mâche — compositeur, docteur en musicologie, membre fondateur du Groupe de recherches musicales avec Pierre Schaeffer — se prolonge naturellement d’une charpente littéraire de normalien, d’agrégé de lettres et de diplômé d’archéologie grecque. Sa culture à la fois aiguisée et ouverte le conduit à diriger tant des études au sein de l’École des hautes études en sciences sociales depuis 1993, qu’à œuvrer enqualité de membre de l’Académie des Beaux-Arts depuis 2002, à la suite de Iannis Xenakis. Aussi son analyse du travail sur les chants d’oiseaux n’a-t-elle aucune difficulté à se placer à la convergence des domaines musicologique et linguistique, il se place même très naturellement sur cette frontière : « Pour rendre le timbre d’un oiseau, Messiaen procède à des agrégats de notes : c’est la méthode additive. Il n’y a pas d’harmonie, pas de fonction tonale ou modale, mais une vision acoustique du son. Difficile synthèse entre le langage modal purement humain et un monde de sonorités et de syntaxes complexes. »
Cette voie d’investigation porte des enseignements fabuleux. Par exemple, fort de l’idée que la culture est faite de deux dimensions indispensables : l’innovation et la tradition — et que si l’une manque, la culture meurt — on a pu observer ce fait scientifique sur la «linguistique des oiseaux ». Au point qu’il existe « une « syntaxe propre à l’espèce et à une communauté de sonorités », des accents régionaux (traits d’innovation collective) : « pour une même espèce, les oiseaux d’une région ont souvent un vocabulaire différent d’une autre, ce qui permet aux spécialistes de préciser très rapidement leur provenance. Le pouillot véloce, par exemple, a un accent particulier des Pyrénées, les alouettes dans l’Ouest de la France, etc. Dans une même ville, des merles chantent mieux que d’autres…».
Au contraire de l’innovation qui prend rang collectivement, la transmission des oiseaux, elle, privilégie un mode individuel.
À cet égard, on dispose des expériences de Jürgen Nicolai, élève de Konrad Lorenz, sur des bouvreuils. Il s’agissait d’observer le chant développé par ces oiseaux en captivité, privés de leurs parents, et en présence de parents adoptifs. Les conclusions de l’expérience sont rapportées en ces termes par F.-B. Mâche : « les bouvreuils se sont mis à chanter comme leurs parents adoptifs et non pas comme leurs semblables. Ce qui démontre que, comme chez l’homme, l’adoption dès la petite enfance d’une langue apprise peut être plus forte que toutes les sollicitations naturelles. Cela a conduit à s’interroger sur ce qui se passerait si ces bouvreuils qui ont appris à chanter comme une autre espèce se reproduisaient entre eux, en l’absence de contacts avec les autres bouvreuils. Et il s’est avéré que c’est le chant appris qui a été transmis, et cela sur plusieurs générations. »
Le matériau des sources
Les sources d’inspiration, dans pareil contexte créatif, sont entraînées aussi vers l’ouverture. Tout ce qui prête à enrichir peut s’explorer. Preuve en est, si besoin, l’existence d’un cours de philosophie de la musique dispensé par Messiaen, qui ne ressemblait en rien à un cours d’analyse pure. Bien au contraire, il s’agissait d’initier une réflexion plus ample de la composition, de communiquer une liberté, une distance, une respiration prises par rapport à la musique. Ce gain, F.-B. Mâche en témoigne : « Il nous parlait de littérature, de peinture, de magie noire, de Gourdjiev, de trente-six choses différentes. »
La voie intuitive
Il est enfin un troisième équilibre que Messiaen a enseigné — son caractère s’assumant comme fortement affectif : un équilibre où la méthode scientifique ose une dimension plus émotive, plus intuitive du rapport au monde, dont jusque-là se méfiaient (peut-être est-ce encore parfois le cas aujourd’hui) les pratiques universitaires: « pour acquérir l’esprit scientifique, on leur apprend à se méfier de l’imagination, de l’anthropocentrisme et de tout ce qui peut ressembler à un sentiment. Ce n’est que très peu récemment que l’on a admis l’affectivité comme partie intégrante de la recherche scientifique. Pendant longtemps, celle-ci soutenait qu’il fallait neutraliser tout ce qui était émotion pour atteindre la raison pure, qui est pourtant stérilisante. »
Comment aurait-on pu en effet appréhender autrement que par voie intuitive, l’idée selon laquelle le merle bleu fut le premier poète du monde ?
Épode
Compositeur : Olivier Messiaen
Direction d’orchestre : Pierre Boulez