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[Le poète n’est pas un excellent homme] Gérard Macé

 

Le poète n’est pas un excellent homme, qui prépare à son gré des mets parfaits pour le genre humain. Le poète n’est pas un homme qui médite cette préparation, la suit avec attention et rigueur, pour livrer ensuite le produit fini à la consommation pour le plus grand bien de tous.

Le poète ne se livre pas à cette opération, et, le voudrait-il, maigres les résultats. La bonne poésie est rare dans les patronages comme dans les salles de réunions politiques(…). En poésie, il vaut mieux avoir senti le frisson à propos d’une goutte d’eau qui tombe à terre et le communiquer, ce frisson, que d’exposer le meilleur programme d’entraide sociale.

Cette goutte d’eau fera dans le lecteur plus de spiritualité que les plus grands encouragements à avoir le cœur haut et plus d’humanité que toutes les strophes humanitaires. C’est cela la transfiguration poétique. Le poète montre son humanité par des façons à lui, qui sont souvent de l’inhumanité (celle-ci apparente et momentanée). Même antisocial, ou asocial, il peut être social. Pour éviter la contradiction sur des noms actuels, je préfère choisir l’exemple d’un artiste créateur, d’un genre beaucoup moins pur que la Poésie mais sur lequel l’unanimité de sympathie s’est faite : Charlie Chaplin. Il a créé un type de vagabond, dit Charlot, nettement immoral. Des coups de pied, des crocs-en-jambe aux policemen quand il en rencontre ; il bafoue toutes les autorités, il ne travaille pas ; s’il travaille, il brise tout, il trompe son patron, il n’a pas le respect de la femme d’autrui, il est chapardeur à l’occasion, il est une non-valeur sociale et cependant il a eu une action telle, il a tant réconcilié de gens avec la vie qu’on pourrait l’appeler un des bienfaiteurs de notre époque. N’ayant pas sur l’art des vues d’instituteurs. Baudelaire, Lautréamont, Rimbaud, personnages bien peu recommandables de leur temps, pourquoi représentent-ils, cependant, tant de choses pour nous et sont-ils en quelque sorte des bienfaiteurs ? Non pour leur morale sans doute, mais pour avoir donné un nouvel élan vital, une nouvelle conscience. C’est pourquoi, loin de les comparer à des prêcheurs répandant la bonne ou la mauvaise parole, il faut les comparer au premier homme qui inventa le feu. Fut-ce un bien, un mal ? Je ne sais. Ce fut un départ nouveau pour l’humanité. Une succession de départs nouveaux et cela fait une civilisation. C’est aussi à cela que tient surtout le poète, à un départ nouveau, à une victoire sur l’inertie, sur la sienne, sur celle de l’époque, sur l’éternel engourdissement des réactionnaires.
L’on voit ainsi que la poésie, plutôt qu’un enseignement, et plus même qu’un ensorcellement, une séduction, est une des formes exorcisantes de la pensée. Par son mécanisme de compensation, elle libère l’homme de la mauvaise atmosphère, elle permet à qui étouffait de respirer. Elle résout un état d’âme intolérable en un autre satisfaisant. Elle est donc sociale, mais de façon plus complexe et plus indirecte qu’on ne le dit. Sans en avoir l’air je réponds de la sorte à la question. « Où va la Poésie ? » Elle va à nous rendre habitable l’inhabitable, respirable, l’irrespirable. Pour parler plus spécialement de la poésie qui vient, celle-ci tend à rechercher le secret de l’état poétique, de la substance poétique. Abandonnant le vers, le verset, la rime, la rime intérieure et même le rythme, se dépouillant de plus en plus, elle cherche la région poétique de l’être intérieur, région qui autrefois était peut-être la région des légendes, et une part du domaine religieux.

Gérard Macé, La pensée des poètes, Anthologie, Éditions Gallimard, Format numérique, 2021, pp. 239-240.

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