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[La lecture est un acte d’amour] Sylvie-E. Saliceti

 

Konstantin Alekseyevich Korovin – La lecture ( in a boat) – 1861–1939

 

Proust nous livre ce merveilleux secret : la lecture est un acte d’amour. Et l’amour est une lecture. Une lecture non linéaire. Discontinue. Polysémique. Mystérieuse. Inattendue. Réciproque. Qui dira qui est le livre , et qui est le lecteur ? Qui écrit l’histoire ? Dès l’ouverture de la Recherche, une dimension talmudique se reconnait à cette façon savante de se perdre, s’évertuant méthodiquement à ce que vole en éclats le cadre, afin qu’une force fondamentale se puise dans le non-savoir. Être juif, c’est précisément apprendre à « lire aux éclats », pour le goût de rire certes – Proust ne s’en prive pas – afin surtout que le vieux monde rencontre une chance de se renouveler. La lecture revient à souffler sur la poussière du dogme et de l’habitude. À s’ébrouer comme un animal. Apprendre à lire au sens de la Torah revient à respecter l’interdiction de saisir ensemble la mère et les oisillons : Si par un hasard de rencontre, un nid d’oiseau, devant toi en chemin(… ) tu renverras la mère, et les enfants tu les prendras. Que suggère cette fascinante allégorie, sinon qu’il appartient à tout lecteur de s’emparer de la phrase lue ? De consentir à s’égarer ? Puis risquer la perte du « pépiement matinal des oiseaux », dont Françoise la cuisinière de Tante Léonie, est si nostalgique dans le nouvel appartement de l’hôtel de Guermantes où les oiseaux ne chantent plus ? À l’image du déménagement de Combray, nos essentielles lectures rompent les amarres avec le lieu le plus sûr, avant d’amorcer quel éternel retour ? Qu’aimerait-on retrouver sinon le chant primordial, l’ode – Odos, étymologiquement le chemin ? De l’endroit d’où il lit, tout lecteur habite le creux de la cassure entre le monde et le texte, qui jamais ne correspondent. Ce hiatus, pour un même livre appelle des lectures plurielles, qui ne s’envisagent pas les unes les autres, « de même qu’une rivière dans sa vallée profonde ne voit pas une rivière divergente qui pourtant malgré les écarts de son cours se jette dans le même fleuve ». La lecture est cette rivière. Vivifiante, elle abreuve le lecteur jusqu’à ce qu’il parvienne à bien lire en lui-même, comme arrivé aux confins d’une mer morte. Un grand livre propose une parole capable de rendre à la vie symbolique n’importe quel lecteur, n’importe quelle ville renversée par le soufre et le feu, n’importe quelles Sodome et Gomorrhe.

Acte créateur, la lecture l’est chez Proust autant que pour la mystique juive qui appelle à « ouvrir » le texte, au sens de le briser : Il a brisé le verset et il a dit… On perçoit le geste brutal. On ne voit pas de prime abord que cette violence initiale cache l’essentialité de la lecture, qui est caresse. Le texte conçoit le sens. À l’inverse de l’idolâtrie défertilisante, la caresse lévinassienne appréhende le texte avec ses deux visages : « visage érotique et visage éthique ». La caresse – qui ne sait pas ce qu’elle cherche – effleure la marge blanche ; elle frôle le vide du langage où les vies nouvelles s’enfantent.

Sylvie-E. Saliceti, dans Pour bien lire en soi-même, Vingt-deux nuances de Proust, Éditions du Réalgar, 2022, p. 189/190.

 

https://sylviesaliceti.com/wp-content/uploads/2022/11/la-lecon-de-marcel-proust-selon-marguerite-duras.mp3?_=1

La leçon de Marcel Proust selon Marguerite Duras.
Une émission de Robert Valette, réalisée par Georges Gravier.
En 1963, date du cinquantième anniversaire de la parution de « Du côté de chez Swann », le producteur Robert Valette demanda à nombre d’importants écrivains de parler de l’influence que la lecture de Proust avait eu sur eux.
Diffusée pour la première fois sur la Radiodiffusion Télévision Française (RTF) le 12.12.1963.
Extraits de « À la recherche du temps perdu » lus par Pascal Mazzotti.

        Marcel Proust -derniere page du manuscrit de la Recherche

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