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[Göttingen, Klagenfurt : de Bachmann à Barbara, une voix humaine] Sylvie-E. Saliceti

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Göttingen, interprétée par Barbara

Barbara compose cette chanson en 1965, dans les circonstances précises décrites dans ses Mémoires interrompus, où sont racontés également l’occupation allemande, la menace de la rafle après dénonciation par les voisins, les parents juifs alertés à temps, la longue, l’interminable fuite …

En 1964, lorsque le directeur du Junges Theater de Göttingen, Gunther Klein, propose à Barbara de venir chanter outre-Rhin, elle refuse sans appel car «l’Allemagne était comme une griffe». Puis elle se ravise, trouvant une voie/voix étroite dans ce «profond désir de réconciliation, mais non d’oubli».

Quarante années plus tard, en 2003, jour de commémoration du traité d’amitié franco-allemande de 1963, le chancelier Schröder, tout en émotion et dignité, entonne quelques vers de la chanson, «Oh, faites que jamais ne revienne / le temps du sang et de la haine…». Il s’explique ainsi : «À l’époque, j’habitais moi-même Göttingen, où je suis resté pendant plus de dix ans et où j’ai fait mes études. Malheureusement, je n’ai pas eu la possibilité d’assister au concert de Barbara, mais cette chanson résonnait dans toute la ville. Ce que Barbara a chanté à Göttingen, et qui nous est allé droit au cœur, c’était pour moi, jeune homme, le début d’une merveilleuse amitié, de l’amitié qui devait unir les Français et les Allemands.»

Les chansons font l’histoire. Il arrive qu’une chanson symbolise à ce point un temps fort historique qu’elle vient à le cristalliser, pleinement, dans la mémoire collective. Les chansons parfois font la grande Histoire, et toujours ont leur petite histoire, singulière. Voilà comment Göttingen est née, selon le récit rapporté par Barbara elle-même  : «Je pars donc pour Göttingen en ce mois de juillet 1964. Seule et déjà en colère d’avoir accepté d’aller chanter en Allemagne. Gunther Klein m’attend à la descente du train. Il est toujours plein d’enthousiasme. Il insiste pour me faire visiter la ville, si belle en cette saison, avant de me conduire au théâtre. Je ferme les yeux ; je ne veux rien regarder. Je le prie de me montrer tout de suite la scène où je dois me produire le soir même.

Un énorme vieux piano droit orné de deux chandeliers d’argent trône sur la petite scène du Jungen Theater. Lorsque je m’assieds face à ce mastodonte sur mon tabouret réglé à 61 centimètres, je ne peux entrevoir qu’une faible partie de la salle. J’essaie en vain, avec lui, de faire bouger ce piano si lourd. Aucune possibilité de voir le public ni d’en être vue. Gunther a pourtant fait l’effort de dégotter un tabouret de dentiste qu’il a , me dit-il, repeint lui-même pour la circonstance. Il me fait remarquer que, lorsqu’il est venu me voir à L’Ecluse, je chantais sur un piano droit.
— Oui, mail il était disposé autrement. Et puis, j’ai mis une condition à ma venue : un piano demi-queue noir. Vous vous y étiez engagé.

Je lui déclare qu’il m’est impossible de chanter en m’accompagnant de ce piano-là. Gunther est désolé, mais il me répond que je devrai bien m’en contenter.
Non !

Et je vais m’asseoir dans la salle, au premier rang, tout en répétant à Gunther que je n’en bougerai pas tant que je ne verrai pas le piano de concert noir promis à Paris. Il ne s’agit pas là d’un caprice, mais, pour moi, d’une impossibilité absolue.

Gunther me regarde et il me semble que je le vois fondre petit à petit. Il s’assied près de moi et m’explique qu’il y a à Göttingen une grève des déménageurs de piano depuis la veille au soir.
— Une grève des déménageurs de piano?
Voilà qui change tout. Je passe de la colère à la tristesse.

Gunther disparaît brusquement et revient avec dix étudiants joyeux parlant fort bien le français. L’un d’eux connaît une vieille dame qui, selon lui, accepterait de prêter son piano de concert. Les dix garçons proposent de le transbahuter.
Tout cela prend beaucoup de temps et suscite beaucoup d’angoisse.

Le spectacle étant prévu pour commencer à vingt heures trente, Gunther explique le pourquoi de notre retard à un public surpris mais qui décide néanmoins de patienter.
Je suis de plus en plus abattue, j’ai de plus en plus peur. Je me sens mal, loin de tout. Je n’ai même pas pu répéter.

A vingt-deux heures, porté par dix grands gaillards blonds, un piano de concert noir fait son entrée sur la petite scène du Jungen Theater (…) La soirée est magnifique. Gunther prolonge mon contrat de huit jours.

Le lendemain, les étudiants me font visiter Göttingen. Je découvre la maison des frères Grimm où furent écrits les contes bien connus de notre enfance.
C’est dans le petit jardin contigu au théâtre que j’ai gribouillé Göttingen, le dernier après-midi de mon séjour. Le dernier soir, tout en m’excusant, j’en ai lu et chanté les paroles sur une musique inachevée.

J’ai terminé cette chanson à Paris, et Claude Dejacques, en l’entendant, décida que je devais l’enregistrer dans mon prochain disque.
Je dois donc cette chanson à l’insistance têtue de Gunther Klein, à dix étudiants, à une vieille dame compatissante, à la blondeur des petits enfants de Göttingen, à un profond désir de réconciliation, mais non d’oubli. Comme toujours je dois aussi cette chanson au public, en l’occurrence le merveilleux public du Jungen Theater».

Et tant pis pour ceux qui s’étonnent
Et que les autres me pardonnent
Mais les enfants ce sont les mêmes
A Paris ou à Göttingen.
O faites que jamais ne revienne
Le temps du sang et de la haine
Car il y a des gens que j’aime
A Göttingen, à Göttingen.
Et lorsque sonnerait l’alarme
S’il fallait reprendre les armes
Mon cœur verserait une larme
Pour Göttingen, pour Göttingen
.”

               Ingeborg Bachmann

 

Même temps, autre lieu : Klagenfurt, petite ville tranquille de Carinthie. L’immense poète Ingeborg Bachmann a passé là son enfance. Elle y est née. On sait qu’historiquement, au lendemain de l’Anschluß, une vague d’arrestations s’abattit sur l’Autriche et qu’à Klagenfurt, quarante-quatre sujets furent arrêtés et emprisonnés. La petite Ingeborg découvre des réalités qu’elle ignorait jusqu’à ce jour : les lois raciales, l’étoile jaune nouvellement portée par des gens qu’elle fréquentait. Le mépris. L’arrachement à sa nationalité d’origine autrichienne, remplacée arbitrairement par  la nationalité allemande. Il y a aussi le bruit. L’agression inouïe du vacarme. Puis le silence. Ainsi l’entrée des nazis à Klagenfurt en mars 1938 a, selon les propres termes de la poète, « ruiné son enfance ». Elle décrit une « brutalité monstrueuse, les cris, les chants, le défilé des troupes, toute une armée qui entra dans sa paisible et tranquille Carinthie, l’horreur de ce jour, telle, qu’avec lui commença son souvenir, par une douleur trop précoce, sa première peur mortelle. » Après quelques vérifications factuelles, il est avéré que la réalité ne fut pas tout à fait celle-ci, un brin déformée par le prisme de la perception et/ou du souvenir d’enfance qu’en a gardés Ingeborg Bachmann. Il n’empêche : cette perception en elle-même est ce qu’elle est ― d’une exactitude certes subjective, pour autant que rien ne saurait remettre en question. Et cette authenticité-là, dans son absolu, fut habile à fonder une écriture.

La préoccupation éthique est fondatrice chez Bachmann. Cette conscience qui saisit précocement l’être au plus vif ne la quittera plus, et l’on songe à Cioran : « L’oubli guérit tout le monde, hormis ceux qui ont conscience de leur conscience. » Ainsi Ingeborg s’exprime-t-elle dans Der Tod wird kommen — La Mort viendra — récit autobiographique notamment sur l’engagement nazi paternel : « Serais-je digne d’appartenir à une famille dont je trahirais les meurtriers et dénoncerais les voleurs ? Il est bien possible d’accuser les familles étrangères des crimes et manquements dont elles se sont rendues coupables, mais sa propre famille avec ses abcès purulents, jamais, celle-là, jamais je ne la trahirai. Et pourtant, il m’est permis d’observer notre famille plus que toute autre. Un grand œil m’est poussé pour la regarder, une grande oreille pour entendre ses langages, et un grand silence s’est fait en moi sur tant de choses qu’il convient de taire dans l’extrême proximité. »

Barbara, évoquant en fin de vie et pour la première fois, de façon suggérée, l’inceste paternel, parle elle aussi d’un silence paradoxal par lequel une victime est amenée à protéger un coupable : « J’ai de plus en plus peur de mon père. Il le sent. Il le sait. J’ai tellement besoin de ma mère, mais comment faire pour lui parler ? Et que lui dire ? Que je trouve le comportement de mon père bizarre ? Je me tais. Un soir, à Tarbes, mon univers bascule dans l’horreur. J’ai dix ans et demi. Les enfants se taisent parce qu’on refuse de les croire. Parce qu’on les soupçonne d’affabuler. Parce qu’ils ont honte et qu’ils se sentent coupables. Parce qu’ils ont peur. Parce qu’ils croient qu’ils sont les seuls au monde avec leur terrible secret. De ces humiliations infligées à l’enfance, de ces hautes turbulences, de ces descentes au fond du fond, j’ai toujours resurgi. Sûr, il m’a fallu un sacré goût de vivre, une sacrée envie d’être heureuse, une sacrée volonté d’atteindre le plaisir dans les bras d’un homme, pour me sentir un jour purifiée de tout, longtemps après. » Sa vie, Barbara la passera de son propre aveu au travail du réenchantement, avec d’ailleurs une vitalité sans cesse renouvelée dont ses amis témoignent. Récusant toute qualité de poète, elle insistait pour se définir le plus simplement possible : je suis une femme qui chante, disait-elle. Entendez non pas «seulement une femme qui chante», mais «une femme qui chante seulement» — cela ne serait-il pas déjà assez ? Barbara tenait l’art de chanter pour le fondement de son existence : « Je ne suis pas une grande dame de la chanson, je ne suis pas une tulipe noire, je ne suis pas poète, je ne suis pas un oiseau de proie, je ne suis pas désespérée du matin au soir, je ne suis pas une mante religieuse, je ne suis pas dans les tentures noires, je ne suis pas une intellectuelle, je ne suis pas une héroïne, je suis une femme qui chante !»

L’on pourrait penser le lien entre ces deux rétentions ― celle de Bachmann et celle de Barbara ― comme un lien de surface, d’opportunité. Pourtant il appelle à mon sens un enseignement en profondeur — celui d’une qualité du silence lorsqu’il suit le fracas. Il s’agit bien souvent d’un silence de protection, et de réparation.  Ainsi, le rapport au langage chez l’une, comme chez l’autre, se construit d’emblée au plus près de la marge. Matière féconde de poètes s’il en est ― la poésie n’est-elle ce qui se dit hors des mots ? Les mots pour dire ce qui se dit sans les mots. ?

Ces deux langues partiellement se taisent, et se taisant se répondent infiniment. Il y a chez ces deux femmes quelque chose de l’ordre d’un silence comme l’ancrage même du lyrisme. Que les expressions dans leur mode respectif ― poétologique d’un côté, cantologique de l’autre ― que ces formes artistiques puissent différer au fond apparaît secondaire.

Car les deux expressions se réconcilient dans un essentiel enjeu de fond, commun et bien plus puissant que les questions formelles. La provenance de la voix est identique. La voix a sa mémoire. Elle n’oubliera jamais l’attention, le soin que demande toute profération. Cette voix-là ― aussi imparfaite soit-elle devant pareille tâche au demeurant impossible ― cette voix au moins s’efforcera sans faillir de trouver sa justesse ― et par justesse, l’on entend aussitôt par homonymie : sa justice.

Écoutons Bachmann : « sur cette terre qui va s’assombrissant et où nous demeurons, sur le point de nous taire, reculant devant la folie grandissante, quittant les contrées du cœur, abandonnant toute pensée et prenant congé de tant de sentiments, qui ne comprendrait pas soudain — lorsqu’elle retentit encore une fois, retentit pour celui qui l’écoute — ce que c’est : une voix humaine ? »

Sylvie-E. Saliceti

 

 

*Barbara, Il était un piano noir . . ., mémoires interrompus, Fayard, 2013, pp.133 à 136.

 

 

 

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