D’abord, nous sommes au monde
Texte de Pierre Bergounioux
Photographies d’Alain Turpault
Tertium Éditions, 2012, non pag.
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Voici un bel ouvrage, riche en photographies dont certaines rappellent les motifs de Chaïm Soutine, notamment les bœufs, têtes de veau et autres viandes écorchées — plus archaïques, plus saisissantes d’une certaine façon puisque les épreuves d’Alain Turpau troquent le rouge sang du peintre biélorusse contre le noir et blanc. Cet effet visuel d’emblée double l’écriture poétique d’un récit de la nature, parallèle, sensuel, gorgé d’une vérité expressionniste violente — entre crudité et sagesse de la paysannerie et de la terre.
L’intention éditoriale éclaire cette portée : « Pierre Bergounioux, à qui Alain Turpault a demandé d’écrire le texte de ce livre, nous plonge dès les premiers instants dans les tumultes de sa littérature. Pourtant son rapport au pays du Quercy est nimbé de lumière et de douceur en cela, il s’oppose aux images sombres d’Alain Turpault ; impressions premières d’un enfant face aux « choses de la campagne ». Grâce à cet antagonisme, les deux auteurs nous restituent avec force un univers foisonnant. »
Alain Turpault exprime des images qui m’ont d’autant plus touchées que je les partage, des souvenirs identiques, exactement, au même âge, à ceci près qu’il faut transposer le département de naissance de P. Bergounioux ( la Corrèze) dans le petit village jurassien qui était le mien : «Je devais avoir à peine six ans quand, venant de la ville, la soudaine vie paysanne dans laquelle mes parents nous entraînèrent, mon frère et moi, m’apparut très vite comme un vaste théâtre dans lequel s’affrontaient les hommes, les animaux et les éléments. Les yeux de l’enfance inquiète découvraient l’anatomie du lapin dépecé par mon père, le bras du vétérinaire plongé dans le ventre d’une de nos frisonnes que l’on aidait à mettre bas, ou encore les orages qui s’abattaient sur nos récoltes aux heures les plus moites des nuits d’été».
« Poésie : puits de silence où luit, tout au fond, l’eau immobile et fériée du Verbe ». Quelle terre ressemble à ce lieu où « d’abord, nous sommes au monde » ? Là où Bergounioux a «découvert les pruniers croulant sous leurs fruits jaunes et bleus, l’exubérance tropicale du tabac, les figuiers, la vigne … » ? Peut-on concevoir lieu plus poétique que ces tableaux paysans, semaisons emportées par le vent au hasard de la terre ? Quelle terre où nous puissions dire, à l’instar d’un autre poète : « Ici pépie le cœur de l’oiseau mouche » ? L’image pose une question visuelle infinie, ici et là elle pose sa couleur fécondante, laissant cette impression dont Alfred Werner se faisait l’écho à propos de Soutine, dans la biographie qu’il lui a consacrée : voici une «énigme impossible à déchiffrer jusqu’à la fin ».
Sylvie-E. Saliceti
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Je le sais, j’y étais. J’y tenais, par ma mère. Par mon père, j’appartenais au département voisin, à la Corrèze, qui s’y oppose en tout point : accidentée, acide sur son tuf oblique de granits ou de grès ruisselants, couverte, hargneusement, d’un taillis de châtaigniers dans sa partie basse, limitrophe, et coiffée de sapins, sourcilleuse et sombre, à l’autre extrémité où elle culmine au plateau de Millevaches, le berceau des sources. C’est là que je suis né. Mais c’est quelque temps après que l’on commence à voir, et ce que j’ai eu sous les yeux, à cet instant ce n’est pas l’ombre des bois, les roches noires, mouillées, de la Corrèze mais le contraire, le Quercy.
On m’y avait conduit parce qu’il était le côté de ma mère, que j’avais reçu le prénom de son père, à elle, et que c’est là qu’on entendait me baptiser. Je n’en ai pas souvenir mais il y a une preuve. C’est une photo en noir et blanc. Elle montre des gens assis au grand soleil, sur les marches d’un escalier monumental, quasi généalogique, les variantes du masque sous lequel nous passons. Grand-père, celui dont le Lot fut le pays natal,tient un paquet de linges dans lequel on m’a dit, bien plus tard, que j’étais. Les deux points noirs percés au bout, comme des piqûres d’épingle, ce sont les yeux.
D’abord, nous sommes au monde
Texte de Pierre Bergounioux
Photographies d’Alain Turpault
Tertium Éditions, 2012, non pag.
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