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[L’accomplissement] Jaccottet sur Rilke

 

 

 Niesen depuis Faulensee   PHOT. Sylvie-E. Saliceti

 

L’accomplissement

Dans cette vie d’errant sans patrie nommée, en réalité soumise à des lois moins visibles mais plus fortes, dans cette vie où Rilke rompait un à un tous les liens qui ne lui étaient pas essentiels pour la resituer sans relâche, au prix d’efforts souvent cruels pour les autres et pénibles pour lui, dans la constellation des purs rapports, dans cette vie au fond très cohérente, aux quelques lieux qui avaient joué un rôle déterminant : la Russie, Paris, Capri, la Provence, Duino, l’Egypte et Tolède, allait maintenant s’ajouter et en permettre l’accomplissement, le Valais. Avant même de s’installer à Muzot, Rilke écrit à Marie de La Tour et Taxis: (…) Mais ce qui d’autre part me retient encore, c’est ce merveilleux Valais : je fus assez imprudent pour descendre dans cette vallée, jusqu’à Sierre et à Sion  je vous avais parlé de la magie combien singulière que ces lieux exerçaient sur moi, lorsque je les vis pour la première fois, l’an dernier à l’époque des vendanges. Le fait que dans la physionomie de ce paysage l’Espagne et la Provence s’entrepénètrent de façon si étrange, m’avait déjà fortement ému naguère ; car ces deux pays au cours des dernières années d’avant-guerre m’ont tenu un langage plus puissant et plus décisif que tout le reste : et dès lors jugez du fait d’entendre leurs voix réunies dans une vaste vallée des montagnes de la Suisse ! (…)

Le grand mot est dit. Enfermé, abrité, au centre d’un paysage ordonné comme un poème, où s’accordent enfin de nouveau le ciel et la terre, dans un monde qui semble apaisé, Rilke peut espérer rejoindre enfin, ici ou jamais, le centre de son univers intérieur.
(…)
Alors se produit, plus généreux, plus soudain, plus violent qu’il ne l’eût jamais imaginé, après dix ans d’attente, l’afflux poétique dont nous-mêmes ne pouvons cesser d’être surpris. Ce même jour, le 7 février, il écrit la septième Elégie, la Huitième entre le 7 et le 8. Le 9, les derniers vers de la sixième (commencée en 1913) et la Neuvième. Le 11, il achève la Dixième. Aussitôt, il en annonce l’achèvement à Marie de La Tour et Taxis:

Enfin, Princesse, enfin voici le jour béni, -ô combien béni, dès lors que je puis vous annoncer la conclusion, pour autant que je prévois,- des Elégies au nombre de : DIX.  De la dernière, la grande, dont fut commencé, jadis à Duino, le début : Dass ist dereinst, an dem Ausgang der grimmigen Einsicht, Jubel und Ruhm aufsinge zustimmenden Engeln…; de cette dernière dont en effet, autrefois déjà, il était entendu qu’elle serait l’ultime-de celle-là- dis-je- la main me tremble encore ! A l’instant, ce samedi 11, vers les six heures du soir, elle vient d’être achevée ! Le tout en quelques jours; ce fut une tempête qui n’a pas de nom, un ouragan dans l’esprit -comme AUTREFOIS à DUINO; tout ce qui est « fibre et tissu » en moi, a craqué, quant à manger durant ce temps, il ne fallait pas y songer, Dieu sait, qui m’a nourri.
Mais dès lors cela est. Est. Est.
Amen.
C’est donc pour cela seul que j’ai subsisté, envers et contre tout ! Et c’était bien cela, qui faisait défaut. Rien que cela…

Philippe Jaccottet, Rilke, Points/Poésie, 2006, pp 131 à 135.

 

   Der Niesen, Paul Klee, Suisse allemande

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