Mary Piriou-Saint-Pol-Roux
Je vis dans cinquante ans
Ma solitude s’expliquerait ainsi : mes idées me devançant, il me semble naître au milieu d’êtres pas encore nés. J’habite donc une époque pas ouverte encore et je ne me complais qu’en elle. Cela dit, en toute ingénuité, ma solitude en prouve la sincérité, car qui me forcerait à vivre ainsi loin des gens de cette époque? En vérité, je me sens le contemporain de gens à venir, c’est à eux que je parle, c’est pour eux que je pense. Ils ne sont pas encore vivants, je ne suis pas encore mort. Eux et moi nous sommes à naître. Ils me mettront au monde et je leur servirai de père. La fréquentation de mes contemporains m’est pénible. Je m’y sens maladroit. Je m’étudie pour revenir en arrière et bafouille.
Loin de moi la misanthropie. Et j’adore les femmes, les jeunes, car sous mon amas d’années je bénéficie d’une jeunesse incomparable : un edelweiss sous la neige. Je ne me plais qu’avec les enfants comme si j’étais des leurs.
Je ne recherche aucunement les hommes et les joies de ce temps, mais je me sens attiré par la multitude future.
Un désir secret me projette dans l’avenir, je me vois vivre plus tard. Si j’ai de l’orgueil, mon orgueil est…Je puis me tromper, mon erreur…
J’ai comme horreur du retard…
Je ne tiens pas à la gloire présente.
À part quelques mesquineries obligatoires je fais tout pour être méconnu, — sans doute dans cet étrange d’être connu plus tard. J’ai comme une peur farouche de la gloire.
[ En marge : ] Ma solitude est une absence de la Terre. Ma solitude est une présence invisible, présence lointaine.
Saint-Pol-Roux, Rougerie, 1978, inédits dans lesquels le poète proclame sa foi dans le pouvoir poétique de « magnifier » sa vie, dans La rose et les épines du chemin, Préface de Jacques Goorma, Poésie/Gallimard, 1997, p 241.