Nicolas Roerich-Tibet-1874-1947
Carnet tibétain (Pièces détachées) juillet-août 1998
Visite à Yumän. Dernière femme barde
Visite à Yumän. Dernière femme barde. Une épopée lui est tombée sur la tête. Elle vit en résidence à l’Académie des Sciences Sociales de Lhassa. Nous finissons par obtenir une autorisation pour la rencontrer mais elle ne sera jamais seule durant les entretiens. Son rire est magnifique. Dans le jardin de l’institut, l’été (fragile et incolore).
Ardeur blanche du ciel, lumière vitreuse, je vois ma première abeille. Sur une pivoine. Charme des arbres rares à cette altitude et que dans certaines sociétés on ne sépare pas des dieux. Langue des forêts opposée à la langue des bois.
Dans le jardin il y a l’abeille, il y a le coq. Le voyant ainsi parmi les fleurs j’ai immédiatement pensé « C’est le coq de Yumän. »
Un gardien hurle et m’interdit de photographier le coq. Je rentre mon minuscule Ixus au fond de ma poche.
Je le ressortirai chez elle. Un jeune linguiste tibétain assiste à tous les entretiens. Je prends des notes sur un petit carnet chinois. Très vite n’y parviens plus. Trop absorbée par la voix, le rire, le thé au beurre rance qu’on me sert dans un vase à fleurs, les sucreries qu’elle nous nous force à ingurgiter en riant, sa voix, celle de Françoise qui traduit, l’extraordinaire récit, son corps tout entier, ce qui sommeille dans la caisse de ce corps réceptacle : (80 épisodes de l’épopée de Gésar de Ling.)
Née en 1959, à Nakchu. Analphabète (l’école ne lui plaisait pas. Elle préférait garder les yacks). A 16 ans, elle s’endort en gardant son troupeau. Un rêve : un lac, blanc-noir. L’homme noir, cheval noir, oeil absent et demi-face rouge. Il tente de l’attraper avec une kata noire. Elle crie.
Dans le blanc du lac, une dame au visage d’or montée sur une seule rousse. Elle porte sur la tête une couronne à 5 faces. Avec une kata blanche elle attrape la main de Yumän. Ils ont lutté pour l’emporter. Le blanc est vainqueur (la dame). L’homme noir a craché du sang sur le visage de Yumän qui est devenu rouge. La dame a essuyé le visage de Yumän. Elle a fait 9 noeuds à la kata blanche et lui a demandé de la garder. « Tu raconteras l’épopée de K’esar. Tu le feras sans orgueil. »
Quand elle s’est réveillée, le soleil s’était couché. Un rapace est descendu sur elle et l’a blessée au cou. Blessure et infection. rentrée chez elle, elle était devenue muette, incapable de marcher. A l’hôpital où elle est restée près de deux mois, on n’a rien pu faire pour elle. Etat canonique. Mais son père avait compris. Il a fait venir un lama (c’était en 1975, en pleine Révolution Culturelle, le rituel a été exécuté durant la nuit, clandestinement).
Son sang était chaud. Elle avait l’esprit rempli d’animaux — lions, tigres, ours…Il ne fallait pas la toucher. Pendant tout ce temps, son esprit voyageait sur les montagnes et sous la terre.
Le lama, au cours du rituel, a ouvert la porte de ses veines. Tous savaient qu’un morceau d’épopée lui était tombé sur la tête. Etait entré dans son corps. Il ne fallait pas la toucher. Le lama a ouvert la porte de ses veines. (Veines ouvertes, fluidification du sang).
Elle a retrouvé la parole. Les gens, la nuit se sont réunis chez elle et elle a raconté (chanté) l’histoire de la naissance de K’esar de Ling. D’abord un récit en prose puis les chants versifiés. C’est K’esar qui chante. Elle se fait l’intermédiaire.
Liliane Giraudon, Carnet tibétain (Pièces détachées) juillet-août 1998, in Action Poétique, N°157, Hiver 1999/2000, pp 81/82.