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[Letters to Bach]Noa et Jean-Claude Pinson

 

 

 

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No Baby, no
Interprète : Noa ( Achinoam Nini)
Compositeur : J.S. Bach
Auteur : Noa
Arrangements : Gil Dor

 

Ferré met en musique les poèmes de Verlaine ( ou d’Aragon). Ici, à l’inverse, c’est la musique de Bach qui est mise en musique par Noa. Il y a pourtant une parenté essentielle entre les deux démarches. Dans les deux cas, au-delà de la musique et des paroles, ou plutôt à travers leurs noces, c’est une prosodie chantée, ce sont les inflexions de voix toutes deux virtuoses de l’accentuation qui emportent l’adhésion ( celle du moins de l’auditeur lambda que je suis).

À la faveur de ces noces, quelque chose d’autre advient dans l’ordre du langage qui n’est ni simplement parole ni simplement musique. Non pas un supplément ( un supplément d’âme ), mais plutôt un dévoilement de ce que j’appellerais volontiers, reprenant un terme avancé par Giorgo Agamben, le « musaïque ». Par là le philosophe, réfléchissant à l’anthropogenèse, désigne une expérience de la Muse en tant qu’expérience d’une parole, d’un logos, dont l’origine, le commencement, nous est inaccessible, demeure hors de portée des êtres de raison que nous sommes. L’homme, écrit-il ( dans un essai intitulé « La musique suprême») «demeure dans le langage sans pouvoir en faire sa voix». Cependant, l’ouverture première au monde étant pour lui non pas logique mais musicale, il ressent le besoin de chanter ( il ne se contente pas de parler). Mais, « parce que le langage n’est pas sa voix », il lui faut alors le secours de la Muse ( celle dont Platon fait dans le Ion la source de l’inspiration). Ce qui signifie que, lorsqu’il chante, le poète ( l’homme en général en tant qu’il est poète), tourné vers un lieu originaire de la parole hors d’atteinte, «célèbre et commémore la voix qu’il n’a plus». Tant qu’elle a mémoire de cet amont de son langage, une communauté humaine, poursuit Agamben, peut demeurer «musaïquement accordée». Ce qui n’est plus le cas des Modernes, qui ont perdu l’expérience « musaïque » qui était celle des Anciens. Tout a son hubris logique, l’homme a oublié aujourd’hui que « son être toujours déjà musicalement disposé entretient un  rapport constitutif avec son impossibilité à accéder au lieu musaïque de la parole ».

Ce que célèbrent ainsi les chanteurs ( du moins les meilleurs d’entre eux, les non oublieux de la Muse), ce que, de concert avec les poètes, ils incitent les hommes à ne pas oublier, c’est cette dimension «musaïque» de notre condition. D’où que dans les paroles d’une chanson, ce qui compte ce n’est pas tant ce qui sémantiquement se dit que ce qui prosodiquement s’entend ( l’anglais dit mieux que le français la chose en parlant, plutôt que de «paroles», de «lyrics»). À la limite peu importent les paroles ; porté par les inflexions de la voix qui accentue, c’est le bruissement chanté de la langue, d’une langue toujours plus ou moins étrangère( comme l’est pour moi l’anglais de Noa), qui compte. Et rien sans doute ne dit mieux cette aspiration à la voix «musaïque» toujours déjà perdue que le refrain simplissime qui ponctue magnifiquement, dans l’interprétation de Ferré, chacun des quatrains issus du poème en décasyllabes de Verlaine «Lalala lala, lalala lala… ». Lallation glossolalique qui ne veut rien dire et cependant, en son côté archétypal, nous dit, mieux que tout discours, que toute chanson au fond est une berceuse («lallation» vient du verbe latin lallare, qui signifie «chanter pour endormir les enfants») et que la mélancolie lui est consubstantielle, quand bien même l’existence nous enjoint qu’il « Faut vivre», comme le chante Mouloudji.

Jean-Claude Pinson, Quoique très peu «chanson» in Europe, Poésie & chanson, Revue N°1091, Mars 2020, pp.39/40.

 

 

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