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[Portrait de l’artiste en saltimbanque] Jean Starobinski

 

                                            Rupert Bunny – Saltimbanques-1930

 

À ce plaisir de l’œil se joint un penchant d’un autre ordre, un lien psychologique qui fait éprouver à l’artiste moderne je ne sais quel sentiment de connivence nostalgique avec le microcosme de la parade et de la féerie élémentaire. Il faut aller, dans la plupart des cas, jusqu’à parler d’une forme singulière d’identification. L’on s’aperçoit en effet que le choix de l’image du clown n’est pas seulement l’élection d’un motif  pictural ou poétique, mais une façon détournée et parodique de poser la question de l’art. Depuis le romantisme (mais non certes sans quelque prodrome), le bouffon, le saltimbanque et le clown ont été les images hyperboliques et volontairement déformantes que les artistes se sont plu à donner d’eux-mêmes et de la condition de l’art. Il s’agit d’un autoportrait travesti, dont la portée ne se limite pas à la caricature sarcastique ou douloureuse. Musset se dessinant sous les traits de Fantassio; Flaubert déclarant : Le fond de ma nature est, quoi qu’on en dise, le saltimbanque ( lettre du 8 août 1846); Jarry, au moment de mourir, s’identifiant à sa créature parodique : Le père Ubu va essayer de dormir; Joyce déclarant : Je ne suis qu’un clown irlandais, a great joker at the universe; Rouault multipliant son autoportrait sous les fards de Pierrot ou des clowns tragiques ; Picasso au milieu de son inépuisable réserve de costumes et de masques; Henry Miller méditant sur le clown qu’il est, qu’il a toujours été : une attitude si constamment répétée, si obstinément réinventée à travers trois ou quatre générations requiert notre attention. Le jeu ironique a la valeur d’une interprétation de soi par soi : c’est une épiphanie dérisoire de l’art et de l’artiste. La critique de l’honorabilité rangée s’y double d’une autocritique dirigée contre la vocation esthétique elle-même. Nous devons y reconnaître l’une des composantes caractéristiques de la «modernité», depuis un peu plus d’une centaine d’années.

Jean Starobinski, Portrait de l’artiste en saltimbanque, Gallimard, 2013, pp.6 à 9.

 

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Saltimbanque
Auteur, Compositeur, interprète : Maxime Le Forestier

 

 

 

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