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[Le battement du monde] Zéno Bianu

 

 

 

Le battement du monde

Tout est là. Tout commence avec la Nuit étoilée. Ce que tu cherches au plus obscur, ce que tu cherches sans chercher. Ce qui te traverse. Un abandon au monde. Et peut-être même un abandon de l’abandon. Tout est là. La nébuleuse spirale, les onze étoiles centrifuges et le croissant de soleil-lune, vestige d’éclipse, bouche de blessure-joie. Tout est là. Avec cette formidable force de réenchantement. Ecoute. C’est la vie même, qui veut la nuit comme le jour. C’est la vie comme une naissance continue. Combien de naissances dans une vie? Van Gogh n’arrête pas de poser des questions, des questions pour répondre à d’autres questions. Voilà, dit Van Gogh, si tu veux connaître le goût de la peinture, il faut que tu la boives. Que tu consentes à cette onde qui te lave les yeux. Que tu t’enfouisses, en apnée, dans la connexion des atomes. C’est Dieu plus l’énigme. Voilà ta vie est une question, et tous les matins, le sphinx te la pose. La même question. C’est quoi, dis-moi, la question de la vie? Et Van Gogh répond, c’est pas si mal, je descends à pic dans l’infini. (…) il pressent que l’air est constellé d’étincelles vivantes. Que le corps des éléments est travaillé par une violence électrique. Que la lumière noire des âmes s’y propage, aveuglante. Ça mine, ça brûle, ça ronge. L’art n’est pas un passe-temps, mais la chose la plus sérieuse de la vie. c’est la parure du chaos. C’est oublier tout ce que l’on sait à son propre sujet. C’est le tremblé d’Artaud qui en finit avec le jugement de Dieu. C’est le fuselé de John Coltrane ciselant India au Village Vanguard. C’est l’obstiné de Virginia Woolf exigeant de saturer chaque atome. Le rougi de Marina Tsvétaïéva dont les joues s’embrasent en lisant les premières pièces. Trop de souffle en moi pour une seule flûte. C’est le caressé de Chet Baker qui te demande – écoute, as-tu jamais songé à être libre? Ecoute, l’aube n’a plus de mémoire, et le soleil a oublié ses souvenirs. C’est un monde absolument neuf. Celui d’une toujours première fois. L’élégance du silence en hiver. Oui, tout à coup, ce silence assourdissant. Cette teneur en silence des êtres et des choses. Réfléchis – pas de beauté possible sans silence. Rien dans la création ne s’apparente plus à Dieu que le silence, note Eckhart. L’odeur des buis sous la pluie. Le cyprès au fond du jardin. Partir sur la grande roue du temps. Contempler jusqu’à l’éblouissement. Un morceau de tuile heurte un bambou. C’est le son du battement d’une seule main. Et Van Gogh sait déjà ce que dira plus tard Simone Weil : toutes les fois qu’on fait vraiment attention, on détruit du mal en soi. Il ne cède pas un pouce de son coeur. Il goûte le foisonnement de l’illimité. Jamais en arrêt. Pour explorer à l’extrême de soi le meilleur de soi. Avec cette griffe de violence qui ramène tout au sentier. Dans la danse de la douleur. Dans la danse de la lenteur. De cette lenteur fusante – saut d’un cheval qui passe un ravin. De cette invraisemblable vitesse de la lenteur qui permet à Van Gogh de se régénérer aux plus hautes fatigues.

Zéno Bianu, Le battement du monde, Lettres Vives, Collection Terre de poésie, 2002, pp. 11-13 et 21-25.

 

 

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Nuit blanche
Tarkovsky Quartet

 

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