Méfions-nous de l’aspect « poétique » des phrases, des oripeaux poétiques, ces vêtements chatoyants que pourrait jeter sur les épaules du monde le littérateur bénévole. Le chant du monde dans la littérature, ce n’est pas plus la belle musique de la belle langue que les belles images. Le monde ne parle pas avec emphase. Il n’est pas plus présent ni plus profond dans les grands mots, dans les tournures ostensiblement poétiques ou le style, justement, «lyrique». Dans cet ostentatoire lyrisme, il ne chante pas : il ronfle.
(…)
Faire chanter la parole, ce n’est pas la faire sonner. Ce n’est peut-être pas même la rendre musicale. C’est la décaler, en y introduisant un parasitage dans le régime habituel du discours. Par quoi, comment ? Comment en vient-elle à vibrer, cette parole, à dire de l’inouï ? Le sublime n’est pas une condition nécessaire. Il faut que quelque chose la traverse : des forces, des virtualités, certains affects. Passant dans le langage, ces forces bouleversent l’ordre du discours et ses lois de composition, attirent ou repoussent des significations et des mots, pulvérisent et réagencent, se stabilisent et se relancent – créent des personnages, des intrigues. Et il faut que le sujet devienne lui-même ce champ de forces, autrement dit qu’il soit effectivement traversé par le monde, par certaines tendances du monde qu’il sélectionne et qui le font écrire, parler ; qu’il soit défait par plus grand et plus petit que soi. Qu’il devienne un opéra fabuleux – c’est-à-dire affabulant.
Vincent Delecroix, Chanter, Champs essais, Flammarion, 2015, Ed.num. non pag.
Tu ronfles !
Auteur, compositeur, interprète : Juliette