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[Prière aux vivants pour leur pardonner d’être vivants] Charlotte Delbo

Voici reproduit le texte qui occupe une carte en beau papier, imprimée par les éditions « Paupières de terre », carte qui ne me quitte jamais, offerte avec spontanéité par la regrettée Claire d’Aurélie, lors d’une première et unique rencontre, au marché de la poésie de Rochefort-sur-Loire. Nous étions en 2013, “Je compte les écorces de mes mots” venait de sortir. L’avait-elle lu ? Je suppose que oui, car au moment où je passais devant le stand de ses éditions, elle m’appela, puis tandis que je m’approchai d’elle, me tendit simplement la carte où était inscrit ce texte éblouissant et grave de Charlotte Delbo, rédigé à son retour des camps. ″ Cadeau !» me dit simplement Claire.

Un très beau souvenir d’échange avec cette femme, éditrice, pleinement engagée, de celles qui donnent sens à ce métier.

Sylvie-E. Saliceti

        Marc Chagall – Les portes du cimetière – 1919

 

 

PRIÈRE AUX VIVANTS POUR LEUR PARDONNER D’ÊTRE VIVANTS

Vous qui passez
bien habillés de tous vos muscles
un vêtement qui vous va bien
qui vous va mal
qui vous va à peu près
vous qui passez
animés d’une vie tumultueuse aux artères
et bien collée au squelette
d’un pas alerte sportif lourdaud
rieurs renfrognés, vous êtes beaux
si quelconques
si quelconquement tout le monde
tellement beaux d’être quelconques
diversement
avec cette vie qui vous empêche
de sentir votre buste qui suit la jambe
votre main au chapeau
votre main sur le cœur
la rotule qui roule doucement au genou
comment vous pardonner d’être vivants…
Vous qui passez
bien habillés de tous vos muscles
comment vous pardonner
ils sont morts tous
vous passez et vous buvez aux terrasses
vous êtes heureux elle vous aime
mauvaise humeur souci d’argent
comment comment
vous pardonner d’être vivants
comment comment
vous ferez-vous pardonner
par ceux-là qui sont morts
pour que vous passiez
bien habillés de tous vos muscles
que vous buviez aux terrasses
que vous soyez plus jeunes chaque printemps

Je vous en supplie
Faites quelque chose
Apprenez un pas
Une danse
Quelque chose qui vous justifie
Qui vous donne le droit
D’être habillés de votre peau de votre poil
Apprenez à marcher et à rire
Parce que ce serait trop bête
A la fin
Que tant soient morts
Et que vous viviez
Sans rien faire de votre vie.

Je reviens
d’au-delà de la connaissance
il faut maintenant désapprendre
je vois bien qu’autrement
je ne pourrais plus vivre.

Et puis
mieux vaut ne pas y croire
à ces histoires
de revenants
plus jamais vous ne dormirez
si jamais vous les croyez
ces spectres revenants
ces revenants
qui reviennent
sans pouvoir même expliquer comment.

Charlotte Delbo

 

https://sylviesaliceti.com/wp-content/uploads/2016/04/73358-01-12-danse-128.mp3?_=1

« Je vous en supplie, faites quelque chose, apprenez un pas, une danse »
Danse
Violoncelle : Sonia Wieder-Atherton
Piano : Daria Hovora

 

 

 

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