même sombre même nocturne
ma musique vient du jour
elle est un hommage
à la lumière du jour
le jour en révèle
tous les pigments
je tombe dans le jour et je vois
le reflet tremblant des lampions
dans les flaques de néant
(…)
*
je joue au bord du silence
chaque note a sa pesanteur
son apesanteur particulière
je ne bavarde jamais
je n’aime pas le brio
le brio c’est toujours l’égo
et ses vieilles lunes
je préfère jouer vers autrui vers l’autre
tendre sereinement mon coeur
oui ma musique s’envole vers autrui
c’est un art de l’envol quoi d’autre
*
je tombe
mais je monte comme un ange
je descends
jusqu’au fond du ciel
je ne sens
aucune douleur
aucune
la vie est vivante
si vivante
Zéno Bianu, Chet Baker (déploration), Préface d’Yves Buin, Le Castor Astral, 2008, p. 39&S.
Almost Blue ( extrait) Auteur, compositeur : Elvis Costello Interprète : Chet Baker
Un exemple s’il était besoin de les prouver encore, des vieux ponts dressés entre poésie et chanson. Quoique sous-jacents, les liens demeurent bel et bien agissants en profondeur, soit par la mise en musique directe du poème, soit plus subtilement parce qu’une source cantologique alimente l’écriture de ce dernier, plus ou moins consciemment d’ailleurs. Il faudrait interroger Valérie Rouzeau à ce sujet, concernant ce poème précis. On peut toutefois deviner ici ce jeu d’interactions à l’oeuvre. Puis partir à la chasse aux hypothèses avec bonheur … L’occasion est donnée là de réécouter Barbara jusqu’à ce que la joie revienne, et déjà la voici : Pommes poires et tralalas merles renards flûtes à bec / Et les petites bottes bleues enfoncées dans la boue / Après la peine la joie revenait aussi sec.
Il n’aura échappé à personne que les références abondent en réalité dans ce texte, convoquant plusieurs chansons, notamment Gainsbourg et Birkin ( La gadoue), Moustaki ( le pâtre grec du Métèque), et puis d’autres références que vous découvrirez le temps de cette chanson de vilain qui ne s’enroue pas du tout !
Poésie & chanson titre le dernier numéro de la Revue Europe. Dense. Vivant. Surtout, cette esperluette immanquablement convoque le regard critique, notamment celui de M. Deguy.
Sylvie-E. Saliceti
Valérie Rouzeau
Pommes poires et tralalas merles renards flûtes à bec
Et les petites bottes bleues enfoncées dans la boue
Après la peine la joie revenait aussi sec
Au bois sifflaient les ziaux les loups les pâtres grecs
Beaucoup d’airs de toutes sortes faisaient gonfler nos joues
Pommes poires et tralalères merles renards flûtes à bec
Il n’y avait pas d’euros de dollars de kopecks
On pouvait chanter fort la gadoue la gadoue
Après la peine la joie revenait aussi sec
Dans le vent murmuraient le lièvre et le fennec
Tournaient les grues les elfes les roues
Pommes poires et tralalères merles renards flûtes à bec
Au soleil se grisaient les drontes et les pastèques
Les porcelets songeurs échappés de la soue
Après la peine la joie revenait aussi sec
Mais de ce temps bon vieux ont eu lieu les obsèques
Et je sens ma chanson de vilain qui s’enroue
Pommes poires et tralalas merles renards flûtes à bec
Après la peine la joie revenait aussi sec
Valérie Rouzeau, Récipients d’air, Le Temps qu’il fait, 2005, p. 21.
Attendez que ma joie revienne Auteur, compositeur, interprète : Barbara
J’aime ce qui traverse : poèmes, essais, théâtre, lectures, entretiens, traductions, la poésie demeure au centre, obstinément, du côté de la voix vivante. Bien au-delà de l’écoute pressée et mercantile. (…) où il s’agit de donner à lire, par le truchement de monographies aussi inspirées qu’érudites, des créateurs singuliers, des inclassables, soucieux de re-susciter un verbe capable d’irriguer notre présent.
Zéno Bianu, entretien avec Marc Blanchet pour le Matricule des anges, mars 2000
Level Jimi Hendrix
Est-ce que vous sentez
vraiment
comment j’infléchis les notes
comme je les fais descendre
en montant toujours plus
comme je les fais descendre
par amour
par aimantation
écoutez
comme
je
descends
dans le son pur
en elfe vêtu de libellules bleues
écoutez
comme je m’abandonne
plus loin que la vie
Zéno Bianu, Jimi Hendrix (Aimantation), Le Castor Astral, 2010,p.34.
little tree
little silent Christmas tree
you are so little
you are more like a flower
who found you in the green forest
and were you very sorry to come away?
see i will comfort you
because you smell so sweetly
i will kiss your cool bark
and hug you safe and tight
just as your mother would,
only don’t be afraid
look the spangles
that sleep all the year in a dark box
dreaming of being taken out and allowed to shine,
the balls the chains red and gold the fluffy threads,
put up your little arms
and i’ll give them all to you to hold
every finger shall have its ring
and there won’t be a single place dark or unhappy
then when you’re quite dressed
you’ll stand in the window for everyone to see
and how they’ll stare!
oh but you’ll be very proud
and my little sister and i will take hands
and looking up at our beautiful tree
we’ll dance and sing
« Noel Noel »
E. E. Cummings, Poèmes choisis, Traduits par Robert Davreu, Éditions Corti, Série américaine, 2013, pp.34/35.
Quand nous nous reverrons,
Les lilas blancs refleuriront,
Je t’envelopperai dans mes coussins,
Tu ne manqueras plus de rien.
Nous nous réjouirons
Que le vin âpre et sec,
Que les tilleuls qui sentent bon,
Nous trouvent encore l’un près de l’autre.
Quand les feuilles tomberont,
Nous nous séparerons,
À quoi bon nous agiter ?
Il nous faudra l’endurer.
Hannah Arendt, Sur un air de chanson populaire in Heureux celui qui n’a pas de patrie, Poèmes de pensée, Traduits de l’allemand par François Mathieu, édition établie, annotée et présentée par Karin Biro, Payot, 2015, p.23.
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Les feuilles mortes Auteur : Jacques Prévert Compositeur : Joseph Kosma Interprètes : Monica Passos & Archie Shepp
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Les feuilles mortes — chanson écrite en 1946 par Jacques Prévert et Joseph Kosma pour le long métrage Les portes de la nuit de Marcel Carné — connut un succès immédiat contrairement au film. Traduite en anglais en 1949, Autumn leaves à son tour fut reprise outre-Atlantique dans des dizaines de versions jusqu’à s’imposer comme un standard de jazz (Chet Baker, Miles Davis, Nat King Cole, plus récemment Dee Dee Bridgewater et Diana Krall …).
On s’attarde volontiers sur deux versions singulières : la première joint les talents de Monica Passos et Archie Shepp, la seconde — version instrumentale — est un caprice : une passion personnelle pour le jeu d’harmonica de Toots Thielemans. Ceci étant, pareil caprice a du sens puisque Jean Vilar (incarnant Le Destin) dans une scène mythique du film joue Les feuilles mortes justement à l’harmonica, plongé dans un clair-obscur où la musique semble l’exact contrepoint de la désillusion.
C’est que nous sommes à l’immédiat après-guerre. Des temps sombres a émergé le doute ― touchant la conscience morale et politique, l’art, le langage ― une crise telle que la condition de l’homme se tient devant des portes qui ne semblent donner que sur la nuit.
Le désenchantement, l’identité, le sens de l’existence ― toutes questions opacifiées par la traversée de la barbarie ― sont interrogés crucialement à travers les travaux philosophiques et artistiques au point que ces derniers reformulent jusqu’à leurs fondements : pour/quoi philosopher ? Pour/quoi la poésie ? Pour/ quoi l’art ?
Se replonger dans les « sombres temps », identifier les causes émergentes ― sociohistoriques, morales, politiques ― du nazisme et des régimes totalitaires que permit le XXe siècle : voici en substance le travail d’Hannah Arendt.
Les acquis respectifs de la pensée philosophique d’une part, de l’œuvre artistique ― en l’occurrence, la réalisation filmique ― d’autre part se heurtent à la contemporanéité dont la crise narrative s’annonce comme le symptôme, avec cette inhérente question qui désormais chargera de tension toute tentative de récit, question qui porte sa contradiction en elle-même et que l’on pourrait résumer en ces termes simples : comment dire l’indicible?
À cet égard, il est notable qu’un dialogue s’instaure ― qui paraît nécessaire, là où antérieurement on l’aurait jugé peu sérieux voire incongru ― si ce n’est entre la gravité et la légèreté, en tout cas entre des modes expressifs différents.
Cette façon surgit tant dans l’expression artistique que philosophique. Ainsi la réalisation filmique de Carné joue-t-elle par effet de contraste — entre la noirceur de l’âme humaine et la grâce mélancolique, voire naïve des deux chansons écrites pour le film par Prévert et Kosma : Les feuilles mortes et Les enfants qui s’aiment, respectivement interprétées par Yves Montand et Fabien Loris.
Ainsi encore, la méthode arendtienne cherche-t-elle d’autres voies/voix au langage conceptuel qui par moments enferme ― la philosophe assumant alors de se libérer par le vœu de «penser poétiquement ».
Condition de l’homme moderne : la mort, le temps se peuvent dire autrement — « sur un air de chanson populaire ».
Blowin’ in the wind Auteur, compositeur, interprète : Bob Dylan
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fugues et contre-fugues
tu es le maître de l’escapade
il t’a fallu du cran
pour courir sans fin la vie
il t’a fallu infuser
insuffler scruter la buée derrière un écran de larmes
trouver le prisme
jusqu’à tout donner
totalement absent à toi-même
et démesurément présent
Zéno Bianu,Visions de Bob Dylan, Le Castor Astral, 2014, p.33.
Dans le souffle du vent Auteur, compositeur: Bob Dylan Traduction et adaptation ( avec l’aval de Bob Dylan ) : Hugues Aufray Interprètes : H. Aufray, Francis Cabrel Distinctions : Qobuz Référence ( juin 2013)
Un agneau mange des boutons d’or comme un ermite mâche les paroles de sa Bible.
Des petites cerises roses tressautent dans le panier d’osier de la cliente du marché, semblables à des sonatines de Bach.
Les yeux du chat tournent au vert quand ils longent l’hortensia, mouillés par ce qu’ils contemplent.
Un livre bref comme une volée de moineaux.
Il y a des jours où nous en savons aussi long que Dieu.
Assiettes fanées, meubles enterrés vivants dans la cire, baigneurs en celluloïd aux yeux pleins d’âme : les brocanteurs de Chagny vident leurs tréteaux. Une chanson de Damia sort d’un phonographe. Les chuintements de l’appareil dotent la tragédienne d’une traine pluvieuse. Sa voix porte un chagrin dont elle est le baume. Réveillée par la grosse aiguille labourant la galette noire, elle sort à grand-peine du pavillon doré et meurt d’épuisement à deux mètres de là. Damia à qui on demandait le secret de son art répondait : » Trois robes et vingt poètes. »
Une lettre de Marceline Desbordes-Valmore. Datée du 2 décembre 1832, huit heures du soir, elle m’arrive le 2 avril 2010, dans l’après-midi. Ses phrases sont heureuses comme une jeune fiancée sur un chemin de campagne. La vérité est une présence. Les présences ne meurent jamais. Je me demande comment elle a trouvé mon adresse.
Ma vie banale est plus riche en événements que celle de Napoléon.
Atteindre ce point où l’écriture devient naturellement surnaturelle.
Ecrire comme on commet un crime à froid, en conduisant d’une main ferme le couteau jusqu’au cœur non prévenu.
La vie éternelle est la vie ordinaire délivrée de nos ensommeillements.
Un jour nous comprendrons que la poésie n’était pas un genre littéraire mal vieilli mais une affaire vitale, la dernière chance de respirer dans le bloc du réel.
Christian Bobin, Un assassin blanc comme neige, Gallimard, 2011, PP 88/89/90.
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Chanson de route ( Chanson tzigane Interprète : Damia Enregistrée le 15 juin 1933