le soleil est un illusionniste
il sort de sa manche mon cœur
il le gaspille
il s’allume et c’est un crépuscule
il s’éteint et c’est une aube
magicien métaphysique de l’espace et du temps
le soleil ouvre le lac avec sa barque
qui traverse d’un versant de la montagne à l’autre où se hèlent
les solitudes de fruits mûrs
à flanc des coteaux dominant les hauteurs du Pirée au milieu des parfums
dont on ne sait plus d’où ils viennent
les mandariniers
les sophoras
le brasier des arbres rouges à grenades consumant la nuit
qui nous appartient
mage proche et lointain il va et vient sur les ailes
du moineau
dans le logis
puis surgit du gosier de la foudre avant l’éclipse
les rayons tournent le crane de la Terre
les mains sortent du chapeau le vent et le troupeau
hébétés
sous le châle de prière
le soleil est un psalmiste
le soleil est un illusionniste
il sort de sa manche mon cœur
il le gaspille
Sylvie-E. Saliceti 2 mai 2020
Le soleil est un psalmiste Phot. S.-E.S.
Le soleil s’est éteint Auteur : Sergueï Essenine Compositeur, interprète : Elena Frolova
les poètes sont les chandelles dans la nuit
d’Athènes
l’archer de gaieté noire scintille au fond des vallées
de Strefi et d’Ardittou
en plein minuit sous la déloyale concurrence de Vénus
le désespoir tremble moins que la mer
diamantine
tu passes le puits de juillet — portant le panier
des chants grecs
les oliviers et les lunes de fer
tu traverses dans un lieu affranchi de la géographie
un territoire immense pour le petit luth
la corbeille que le maçon
accroche
au clou de la maison
et puis ce fameux potager coloré qui embaume Archiloque et Héraclite
tu traverses mais voilà : quelqu’un prend peur devant les îles
pleines de lumière
peur devant l’espace de l’Égée —
l’oiseau de pluie perché sur l’étoile de paille entre alors
par la fenêtre
il trouve refuge dans ton cou
le cycle de l’eau s’achève et rien ne manque
la poésie habite sur ton épaule
la beauté ne fait pas le deuil des soleils à venir
le moineau dans la main, je longe
le petit mur bordé de mûriers qui écorchent les jambes.
Sylvie-E. Saliceti 29 avril 2020
O kyklos to nerou Le cycle de l’eau Auteur : Dimitra Manda Compositeur : Mikis Theodorakis Interprète : Angélique Ionatos
Il faut une certaine oreille musicale
pour entendre rire Dieu
ou sangloter le diable pour une fois
sincère
pour sourire sur la chanson triste de Verlaine
— entendre les mots hier lancés au fond de l’eau
revenir murmurer par-dessus
l’épaule
accueillir l’enfant et son grand secret
parler la langue du chat et du chapardeur de thon
lire dans le graffiti du métro une phrase de prophète
il faut être un compositeur-né
pour écrire la partition du temps qui passe
celle du soupir qui souffle sur la flamme
la respiration de l’alouette
le bruit des os dans le sac
il faut sentir le rythme des bonnes choses qui pulsent sous la peau
là
du côté gauche— cette beauté rythmée
l’abeille et le corbeau
la fumée
les miroirs
seule l’oreille absolue du musicien trouve la note juste de l’orage
le tempo de la joie
l’algorithme de la lumière
et l’ordre mathématique du monde.
Sylvie-E. Saliceti 23 avril 2020
Smoke and Mirrors Auteur, interprète : Agnes Caroline Thaarup Obel
Le mot que tu cherches, et s’il dormait, paisible sur un seuil, un oiseau aussi tranquille que les neuf vies du chat ? Ce mot, appelle-le blasphème ou arilles enfoncés dans la bouche du roi. Ou fleuve Tartessos. Apelle-le chanson du cavalier sous la lune des brigands. Chante la qasida des deux palombes obscures. Casida de las palomas oscuras, aussitôt la sépulture de l’homme est portée par l’oiseau aux plumes de sa traîne, ou celles de sa gorge. Ce mot, appelle-le ville qui s’éteint. Appelle-le comme bon te semble. Mais ce mot, ne l’appelle pas tristesse. Ce mot, appelle-le paradis clos. Appelle-le grenade.
Tout ce temps passé à chercher un mot perdu. C’est à rendre fou, ou infiniment sage. Toute une vie à retrouver à travers la ville sans sommeil un jeune dieu au visage fatigué.
Sylvie-E. Saliceti 21 avril 2020
Casida de las palomas oscuras par Marta Gomez
Auteur : Federico Garcia Lorca
Casida de las palomas oscuras par Carlos Cano Version Divan del Tamarit
Auteur : Federico Garcia Lorca
All God’s children need travelling shoes, tous les enfants de dieu ont besoin de chaussures de marche. Quasheba, Quasheba, sang de ton sang, os de ton os, ce mot possède des pouvoirs. Tous les enfants s’en vont avec beaucoup de choses à dire, et un seul parle pour tout un pays. Enfants de la rivière Tallahatchie et des lacs. Enfants des plaines d’altitudes. Enfants de Barbados. Tous avec des chaussures de marche s’en vont. Vers où ? Pour trouver quoi ? Personne ne sait. Tous cherchent sans relâche ce mot aussi petit qu’un arille sur la langue. Ils chantent les chansons des femmes d’ici. Partout, le temps de risquer une vie, ils marchent. Et les racines de la musique grandissent en eux. Marching each and every day, March down freedom highway. Marchez chaque jour, tous les jours sur la route de la liberté, marchez …
Tu mets les chaussures du voyage, parce qu’il y a quelque part un mot. On ignore quel mot. Est-ce une voix dans un champ de coton ? La lumière blanche et l’obscurité de ton sang ? Une insulte ? La première loi gravée dans un monolithe de basalte noir extrait des montagnes du Zagros ? Un mot comme Quasheba ?
Quasheba, Quasheba, sang de ton sang, os de ton os, ce mot possède des pouvoirs. Dans chaque lieu où tu vas, ce que tu vois suffirait pour avoir pitié des pierres. Heureux celui qui a entendu le rhythm and blues, le bluegrass, le gospel, et la soul. Ne crois pas que ceci se passe au sud des États-Unis. Il arrive la même chose sur toute la surface de la Terre. Quelque part et partout, il y a ce mot. On ignore lequel. On ne sait ni pourquoi ni comment cela advint, toujours est-il que ce mot est perdu.
Quasheba, Quasheba, sang de ton sang, os de ton os, ce mot possède des pouvoirs. Il y a un mot perdu. Rhiannon Giddens chante. Le sang et l’or des fleuves s’en vont.Voilà pourquoi on a besoin des chaussures de marche.
Ton village est là, dans ce carré vert de l’esprit. Tu dévales la pente comme Lenz. Du fond des ravins montent les chants. Haletante, tu laisses pénétrer l’orage en toi. Tu accueilles l’éclair dans ta poitrine. Le son perpétuel de la cascade d’eau par la fenêtre. Les bruits de la forêt. Les pigments de nos voix résonnent au bord de la source, jusque dans la maison. Les pas des petits animaux cavalcadent sur les pierres polies de la rivière qui va. Peindre, est-ce aimer à nouveau ? À travers la toile déchirée du ciel surgissent le pré, les moulins, les papetiers, et le lavoir aux fougères. Tu es partie, et la langue des oiseaux est restée. Dans tes yeux, les huppes sont là sur la branche. Tu dévales plus vite. À travers les arbres. Les jardins. La ville. La lumière, infiniment pure, coule son or dans les rues vides. Quelqu’un traverse sous la pluie battante, d’un pas bizarrement très lent, comme s’il craignait de réveiller le chat qui dort contre l’enfant ou le vieil homme.
Tu dévales ce carré du pré, tu dévales le brin d’herbe du carré du pré, tu dévales le pigment invisible du brin d’herbe du carré du pré, et tout s’enfuit en tous sens. Sous l’orage il y a l’âne qui tintinnabule près du chien andalou fatigué, il y a le fou avec son poisson noué à l’estomac, il y a des mots qui nagent ainsi que des petites truites de feu, l’eau, la fraîcheur … Les algues flottantes carillonnent d’éclats d’Abri de Maras, il y a le bruit de la plus vieille corde du monde sur une pierre, les voiles des mouchoirs, les diables pilés comme des pépins verts, l’envergure intelligente du blé, chaque chose dans un seul brin d’herbe tient sa tête droite, tout et son contraire, rien n’est de trop. La prairie boit la pluie. Et toi tu dévales et passes entre les herbes vertes. La fraternité pousse entre le mandarinier et la menthe. Tu arraches un brin de paille, le prends entre tes dents. Tout te paraît si petit. L’univers dépasse de ta lèvre. Quand tu rentreras, tu feras sécher la terre au-dessus du poêle.
Je poursuis une quête singulière. Je cherche, et ce que je cherche qui le sait ? Quel philosophe pourrait l’expliquer ? L’instinct le sait. Le lutin et le feu follet de la demeure le savent. Les éclats de la lame dans l’écorce ont frôlé l’énigme. Les coups de court poignard dégainés, et la couleur rouge qui embrase la mer. Je cherche non pas ce qui parle. Mais ce feu or et noir qui chante. Le lieu fantasque où les poissons d’argent brûlent. Où les gazelles matinales vont au marché. L’endroit des mots vieillots et des violettes. Les fumées. Le diamant, la rouille et le visage noirci. De pays en pays, de ville en ville, de place en place, je pourchasse le mystère de La Madone du pavillon. Et aussi bien une ritournelle au rythme de bailaora médiévale surgie dans la poitrine. Et les hanches des danseuses d’un quartier sévillan, à Jerez de la Frontera, ou dans la ville de Cadix et ses puertos. Je savoure le chant profond quand le style s’ignore. Le cliquetis d’étincelles aux chaînes remuantes des sonorités noires. La voix du folkloriste, de l’érudit et du mystère grec. La voix de sang et de vieille culture depuis le sol remontant dans le corps — vers la gorge, ce tempo à fleur de peau qui caresse la plante des pieds …
Je cherche en vérité quelque chose d’insaisissable. Je cherche la maison …
La maison du poète … Est-elle la maison de deux mille pigeons noirs auxquels je tends le sang et les cerises ?Celle du soleil en haillons dans le palais ? Les deux flammes aux cornes de l’Alhambra ? La robe sombre du toro de la ganaderia, tendue entre les berges du Darro sur lesquelles jadis les chercheurs de pépites secouaient les tamis ? Cette demeure, est-elle la terre que tu portes autour de ta taille ?
D’un jardin vers un autre, je suis la route des grenadiers. Chaque soir, tel un gitan je cherche un endroit pour dormir. Je vais comme l’eau, je gonfle les ruisseaux. Jusque-là je marche avec trois fois rien en poche. Le pain, la grenade et le livre.
Seul maître de ma maison. Ce que je possède, je l’aime plus que tout. Je ne le justifie pas. Et si vraiment je devais m’en séparer, tiens : je te le donne. Prends. On ne négocie pas ses passions. On ne vend pas son ombre.
tu te tiens d’un côté de la rivière et le monde
se tient de l’autre côté
dans une tente ouverte aux quatre coins de la vie
tu prononces le premier mot d’encens rouge
vers les pays d’en-bas
la calamine grattée avec la panne du marteau
le choc violent de la lumière dans les chaudronneries
des récupérateurs de métaux
au carrefour de Brooklyn
tu jettes les étincelles de sable sur la lèvre de la mer
le premier mot coule comme le sang ou une idée
répandus dans l’enchâssure
entre les morceaux
des forges
tu construis une ville de poussière
ses tours d’immeubles ses silhouettes floues
de femmes
avalées par les bouches du métro
je ferai chanter la croûte du métal pensait Abraham en descendant les trottoirs d’en-haut
vers le désert en goudron
de la cinquième avenue
Ici
le marteau sonne clair comme une cloche disait-il
ici au chêne de Mambré où boivent
les animaux
du puits rouillé
Ici où brûlent les cagettes
entre les mâchoires des flammes je plierai
le fer de Midtown
Manhattan
j’emmènerai la caravane vers celui qui vient d’ailleurs
afin que le pays que je quitte ne me quitte jamais.
Sylvie-E. Saliceti 6 avril 2020
Les murs de poussière Auteur, compositeur : Francis Cabrel Interprète : Maxime Le Forestier / J.J. Goldman.
Voici le jour d’après
New-York Dublin ou Marseille désertes
j’arrive à la ville construite à l’intérieur du temps
pour y verser les jours verts de nos grandes prairies
la ville creusée dans sa mine de charbon où marchent les chevaux de fond
la ville du bord de mer
le port où les bêtes harnachées tirent les barques au milieu des eaux sales
qui débordent de gisements de bauxite et de fer
dans les villes il y a l’ombre des chevaux
je descends les marches du métro
je descends vers les cages et les bennes
dans les galeries de circulation
je descends au fond par le puits du silence
parmi les allées aux colosses de pierre
au milieu des lumières
les soleils jetés emplissent ma poitrine j’arrive dans les villes
au milieu des danseuses passées près d’ici
je cherche les poètes arrivés en fuyant rue Basse des Remparts
cachés là depuis des siècles
je monte la rue de la Rumeur où dansent les buveurs d’horizons
aux mangeoires tintant de pièces de cuivre
j’arrive à la ville
le flot des ombres m’emporte très vite vers ces palais
qui ont l’air d’être partis
loin de nos villes étrangères barjacantes d’étoiles.
Sylvie-E. Saliceti 4 avril 2020 Marseille
J’arrive à la ville Auteur, compositeur, interprète : Lhasa de Sela
En seulement trois albums studio, un live et trois tournées internationales, Lhasa de Sela a laissé une trace unique dans l’histoire de la musique populaire contemporaine. Ses chansons claires obscures et hors du temps sont habitées par les sentiments sincères d’une artiste dont le chant à fleur de peau propose un pacte de complicité intime avec celui qui l’écoute. (…) Dans la courte, mais sans faille discographie de Lhasa, The Living Road se situe au centre. Paru en 2003 et terminé au Canada, il a commencé à prendre forme en France où elle a vécu. Le violoncelliste Vincent Ségal et le trompettiste Ibrahim Maalouf sont du voyage. De ses trois albums, celui-ci est sans doute le plus varié. Lhasa y fait cohabiter trois langues, l’espagnol, l’anglais et le français, dont elle a parfaitement maîtrisé les potentiels poétiques. Les ambiances et les mélodies sont riches et voyageuses. On retrouve les accents de rancheras mexicaines ou de mélodies des Balkans qui caractérisaient La Llorona, ailleurs on perçoit les prémices de l’américana rêveuse de son ultime album et, dans les morceaux en français, une certaine mélancolie européenne se dégage de l’orchestration. L’élégance est de mise et le chant de Lhasa, précis, unique et émouvant rend ses douze perles captivantes.
Sous l’arbre rouge, tu es là Sohrâb je te vois.
En une vision parfois un homme voit toute sa vie. Quand il se donne une fois tel qu’en lui-même, dans cet instant si pleinement présent il s’est donné pour toujours. Où qu’il aille désormais, on le découvre. Et même après sa mort, sous la terre qui l’a ensevelie il continue d’être ensoleillé.
Tu ouvres une grenade et, en train de détacher les graines juteuses, tu dis qu’il serait bon que les graines soient visibles aussi dans le cœur des gens.
Moi j’ai donné le nom de grenade à cette terre.
Sylvie-E. Saliceti 27 03 2020
La grenade Auteur, compositeur, interprète : Clara Luciani
ceci est la couleur de mes rêves sous l’arbre à grenades
ce sont les couleurs rougeoyantes et métalliques de Corte Real —
les pays vaincus à l’aube les clochards du palais
les noces
alchimiques du fer vieilli sous la flamme fraîche
l’échiquier de neige et poussière
l’oiseau dans le nid d’une feuille de verre en haut d’une tour
à La Défense
et toujours la main droite griffée sur le cœur à l’étoffe
pourprée
du chevalier de Rose-Croix
il revient
par le ciel sans pluie crevassé de plaines
sèches et fendues
par la liturgie de la mer
ordonnant les pêcheurs de Camarets
il revient
fort de ce qu’il porte encore — le rêve simple aux os brisés
contre les douves de Coecilian.
Sylvie-E. Saliceti 30 03 2020
Rose-Croix
Auteur, compositeur : Tanguy de Nomazy
Interprètes : Corte Real
Dans le marais où les saules se plaisent — et puisque l’arbre est compagnon de l’arbre — les saules boivent aux mêmes eaux vertes que les Frênes têtards alignés pour la première haie des conches et fossés. Ils boivent à côté des peupliers de seconde haie, près des aulnes imputrescibles à la chair rouge.
L’herbe se rassemble aux pieds des colosses — autour des troncs sagement rangés, s’entortille et s’agrège un désordre de plantes souples, indisciplinées, de flores sauvages dont chaque nom se prononce comme un fruit cueilli entre les dents. Chaque nom lavé sur la langue rend habitable un pays singulier. Souci d’eau. Salicaire. Oreille d’Âne. Iris. Faux-Acore. Grande Cardère, autrement appelée Fontaine aux Oiseaux, dont les feuilles recueillent les pluies et les rosées bues par les moineaux.
Ce pays-là naît dans le grand marécage où les plates — petites barques conduites par des perches qui passent — les plates murmurent
fendant les eaux muettes.
Sylvie-E. Saliceti 29 03 2020
La chant des marais
Moorsoldatenlied (chanson des soldats de marécage)
Compositeur : Rudi Goguel
Interprète : Pierre de Bethmann Trio
De quel Père du désert du Wadi Natrun ou de Scété viennent-elles, ces pensées ? Elles naissent dans les déserts d’aridité, de ronces, de serpents brûlants et de scorpions, où la soif seule met en chemin.
Ainsi la soif de l’ermite Pacôme né à Esneh en Haute-Égypte, qui sept ans durant fait l’apprentissage de l’ascèse — eau, pain, sel et trop peu de sommeil — apprentissage âpre de l’isolement avant la réunion des solitaires dans les sables de Tabennesi.
Les pèlerins se voulaient anonymes, invisibles comme « un homme qui n’existe pas ». Leur secret dit-on, est aussi dur que la coque de noix que rien ne brise dans les contes, sinon au moment où survient le danger le plus grave.
Un jour la coquille se brise.
Le vestige révèle. Il pose l’univers en équilibre sur le temps.
Dans sa verticalité assaillie, il prend valeur d’une allégorie de l’élévation, celle de l’homme brisé puis de sa renaissance. Marcher au cœur des vestiges confronte à l’expérience de la perte et à l’épreuve du sens.
L’espace ouvert des ruines appelle la pierre cachée au fond de soi — le diamant noir. Espace universel. Souveraineté du vide où chaque chose ici trouve à se recréer, puisque rien en ce lieu jamais ne fut absolument accompli sans s’étioler sous la violence du temps.
Le sens lui-même finit par trouver sa raison d’être dans l’infini des questions que pose la fugacité de toute chose, semblant dire à l’oreille du promeneur : viens avec moi dans les ruines de Ficaghjola ; là-bas tu verras, il y a tout ce qui nous manque.
Sylvie-E. Saliceti, Il a neigé à travers les toits & autres écrits insulaires, A Fior Di Carta, 2019, pp.63/64.
À tous ceux qui sont tombés Auteur : Boris Bergman Interprète : Elise Velle
Mon vœu renouvelé pour 2020 : que les mots résistent à toute la brutalité du jour.
Puis ce vœu, reprenant la mélodie des choses de Rainer Maria Rilke : «Que ce soit le chant d´une lampe ou bien la voix de la tempête, que ce soit le souffle du soir ou le gémissement de la mer, qui t’environne — (que) toujours veille derrière toi une ample mélodie, tissée de mille voix ».
Sylvie-E. Saliceti
Phot. S.-E.S. Suisse allemande
Elle raconte comment un orme a contribué à déclencher l’Indépendance américaine. Comment un énorme prosopis vieux de cinq cents ans pousse au milieu d’un des déserts les plus arides de la terre. Comment la vue d’un châtaignier à la fenêtre a redonné l’espoir à Anne Franck, dans le désespoir de sa claustration. Comment des semences sont passées par la lune avant de bourgeonner sur toute la Terre. Comment le monde est peuplé de merveilleuses créatures inconnues de tous. Comment il faudra peut-être des siècles pour réapprendre ce que jadis on savait sur les arbres.
Richard Powers, L’arbre monde, traduction de Serge Chauvin, Éditions Le Cherche Midi, 2018.
Parmi l’homme et les serpents L’ arbre glisse Sur le sol
du python au sang froid Serpente dans les airs Abandonne les écailles sur l’écorce &mue Caché sous la pierre verte d’une étoile
Écouter Venise. C’est dit : nous partirons l’hiver, en février après le bruit et la foule du carnaval. Dessein intermezzo entre les seuils mouvants, longer les ruelles, se perdre dans le dédale des canaux aux « lugubres gondoles » de Liszt — conduire les chants des reposoirs flottants jusqu’à l’entrée du Cannaregio. Au rythme des pas de hasard, écouter battre le cœur de la ville, n’écouter que ce battement dans la blancheur ouatée. Marcher sous la neige — écouter Venise pour entendre le monde.
Échoués sur l’aurore, nous serons là, en ce centre précis contenant tous les lieux, et puis le souvenir de Nietzsche, puisque cherchant un synonyme à “musique”, on ne trouve jamais que le nom de Venise.
Sylvie-E. Saliceti
*
L’on parle beaucoup du silence de Venise ; mais ce n’est pas près d’un traghet qu’il faut se loger pour trouver cette assertion vraie. C’étaient sous notre fenêtre, ces chuchotements, des rires, des éclats de voix, des chants, un remue-ménage perpétuel, qui ne s’arrêtaient qu’à deux heures du matin. Les gondoliers, qui s’endorment le jour en attendant la pratique, sont la nuit éveillés comme des chats, et tiennent leurs conciliabules, qui ne sont guère moins bruyants, sous l’arche de quelque pont ou sur les marches de quelque débarcadère… Ajoutez-y quelques jolies servantes profitant du sommeil de leurs maîtresses pour aller retrouver quelque grand drôle à la peau bistrée, au bonnet chioggiote, à la veste de toile de Perse, faisant trimballer sur sa poitrine plus d’amulettes qu’un sauvage n’a de graines d’Amérique et de rassade, et dont les voix de contralto, tour à tour glapissantes et graves, se répandent en flots d’intarissable babil avec cette sonorité particulière aux idiomes du Midi, et vous aurez une idée succincte du silence de Venise.
Théophile Gautier, Voyage en Italie, Œuvres complètes 1, Voyage en Russie ; Voyage en Espagne ; Voyage en Italie , Slatkine , 1978, p.39.
*
Les cloches de San Marco donnèrent le signal de la Salutation angélique, et leurs éclats puissants se dilatèrent en larges ondes sur la lagune encore sanglante, qu’ils laissaient au pouvoir de l’ombre et de la mort. De San Giorgio Maggiore, de San Giorgio die Greci, de San Giorgio degli Schiavoni, de San Giovanni in Bragora, de San Mosè, de la Salute, du Redentore et, de proche en proche, par tout le domaine de l’Evangéliste, jusqu’aux tours écartées de la Madonna dell’Orto, de San Giobbe, de Sant’Andrea, les voix de bronze se répondirent, se confondirent en un seul chœur immense, étendirent sur le muet assemblage des pierres et des eaux une seule coupole immense de métal invisible dont les vibrations semblèrent communiquer avec le scintillement des premières étoiles.
Gabriele d’Annunzio, Le feu, Traduction de Georges Hérelle, Editions des Syrtes, 2000.
Il neige sur Venise Auteur : Patrice Guirao Compositeur : Art Mengo Interprète : Ute Lemper