Les mots sont comme des cailloux. (…) au sol,
incompréhensibles et comme des noyaux. Je les ramasse.
Je n’utilise pas les mots ; je n’en ai jamais cherché aucun. Ce ne sont pas des outils. Devant le langage, les sensations sont de l’ordre du toucher : quelque chose parle, là, derrière l’oreille. On ressent la matérialité de tout. Les mots sont comme des cailloux, les fragments d’un minerai qu’il faut casser pour libérer leur respiration. Tout un livre peut provenir d’un seul mot brisé. Le mot est fermé, enveloppé, secret, enfoui : quelque chose doit apparaître de dedans — de l’intérieur du mot et pas du tout de l’intérieur de l’écrivain. Les mots en savent beaucoup plus que nous — mais il faut les prendre avec amour entre ses mains et les porter à son oreille. Les mots sont au sol, incompréhensibles et comme des noyaux. Je les ramasse, j’écoute dedans ; je les brise : apparaît une phrase, une scène, toute la construction respiratoire du livre.
Valère Novarina, Devant la parole, Le débat avec l’espace, Éditions P.O.L, 1999, pp.59 et 60.
À ce plaisir de l’œil se joint un penchant d’un autre ordre, un lien psychologique qui fait éprouver à l’artiste moderne je ne sais quel sentiment de connivence nostalgique avec le microcosme de la parade et de la féerie élémentaire. Il faut aller, dans la plupart des cas, jusqu’à parler d’une forme singulière d’identification. L’on s’aperçoit en effet que le choix de l’image du clown n’est pas seulement l’élection d’un motif pictural ou poétique, mais une façon détournée et parodique de poser la question de l’art. Depuis le romantisme (mais non certes sans quelque prodrome), le bouffon, le saltimbanque et le clown ont été les images hyperboliques et volontairement déformantes que les artistes se sont plu à donner d’eux-mêmes et de la condition de l’art. Il s’agit d’un autoportrait travesti, dont la portée ne se limite pas à la caricature sarcastique ou douloureuse. Musset se dessinant sous les traits de Fantassio; Flaubert déclarant : Le fond de ma nature est, quoi qu’on en dise, le saltimbanque ( lettre du 8 août 1846); Jarry, au moment de mourir, s’identifiant à sa créature parodique : Le père Ubu va essayer de dormir; Joyce déclarant : Je ne suis qu’un clown irlandais, a great joker at the universe; Rouault multipliant son autoportrait sous les fards de Pierrot ou des clowns tragiques ; Picasso au milieu de son inépuisable réserve de costumes et de masques; Henry Miller méditant sur le clown qu’il est, qu’il a toujours été : une attitude si constamment répétée, si obstinément réinventée à travers trois ou quatre générations requiert notre attention. Le jeu ironique a la valeur d’une interprétation de soi par soi : c’est une épiphanie dérisoire de l’art et de l’artiste. La critique de l’honorabilité rangée s’y double d’une autocritique dirigée contre la vocation esthétique elle-même. Nous devons y reconnaître l’une des composantes caractéristiques de la «modernité», depuis un peu plus d’une centaine d’années.
Jean Starobinski, Portrait de l’artiste en saltimbanque, Gallimard, 2013, pp.6 à 9.
Le copain de mon père Auteur: Allain Leprest Interprète : Agnès Bihl
Allain Leprest (Album d’inédits posthumes) Musique : Dominique Cravic
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« Mets des mots inutiles ou chauds comme l’ardoise, mets-les contre les tuiles, fais des mots qui se croisent » : quand écrire prend des allures de collages, de ces «marqueteries mal jointes» qu’évoque Montaigne, miscellanées modernes et autres poétiques du fragment qui assemblent les bois à visée de charpente ― arbalétriers, entraits et poinçons ― couverte de voliges .
Ce sont là des variétés — toutes ces brindilles et silves de Servius, entendre des Variétés valéryennes avant l’heure, « la silua, est d’abord une forêt composée d’essences diverses qui, par opposition au nemus, bois sacré et bien ordonné, connote le désordre et surtout la variété. »
Son père était charpentier, Allain Leprest confiait avoir appris à écrire exactement ainsi : en regardant l’homme de la maison relier les bouts de quelque chose ; fasciné, il observait le maître d’oeuvre assembler des heures durant les pannes, les chevrons, les fermes. L’enfant comme une abeille tournait autour de lui, flânait dans l’atelier, respirait les odeurs de bois tendre, de bois dur, caressait le châtaignier l’orme le sapin blanc qui fait le papier.
Autre élément autobiographique authentique dans la chanson titrée « Marabout tabou ( bout-à-bout) » : « je fus avant mon âge / je fus lointainement / sur mon échafaudage un peintre en bâtiment / on y apprend l’essentiel et de curieux mélanges / de bitume et de ciel / de nuages et de fange. » Pêle-mêle, les simples aveux de soi se suivent, ils s’enchaînent à une autre idée apparue, vite advenue comme pour rompre l’apparente légèreté et rappeler notre part infime autant qu’universelle au milieu du monde : il faudrait bien qu’écrire soit le métier de tous, un jour comme mourir ; la mort serait plus douce.
Une pensée ce soir pour Allain Leprest, poète et chanteur, l’un des plus doués de sa génération, volontairement discret, discrétion qui seule explique qu’il n’aura pas eu de son vivant la carrière de Brassens, Brel ou Nougaro. Il en avait sans conteste le talent et est aujourd’hui enseigné à la Sorbonne. Malgré les quelques années qui nous séparent de sa disparition, il m’accompagne. Je pense souvent, très souvent à lui.
Demeure cette évidence au-delà de sa voix éteinte : les p’tits papiers et les p’tits enfants d’verre font de bien jolies chansons.
J’ignorais l’anecdote rapportée par Véronique Sauger ci-dessous, mais comprends son importance à la lumière d’un autre fait qui advenait lors de nos rencontres avec « le moins connu des chanteurs connus » ainsi qu’il s’était lui-même baptisé. Je témoigne humblement ici d’un détail que je relis aujourd’hui comme un écho à son enfance : nous parlions, et parlant, pour peu qu’une main se perde machinalement dans sa poche, Allain Leprest sortait des bouts de papier froissés — un, puis deux, puis trois, et puis encore d’une autre poche … c’est ainsi qu’il écrivait, en griffonnant des morceaux de feuilles dont le sol de son appartement se retrouvait semé …
Sylvie-E. Saliceti
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C’est ainsi qu’un jour … Un jour qu’Allain Leprest se promenait avec son grand-père, épicier à Granville, qu’il adorait, un oiseau s’arrêta au milieu de la route. Son grand-père qui portait un chapeau melon, le retira et le déposa sur l’oiseau.
Ils attendirent un peu, puis son grand-père souleva le chapeau, et l’oiseau s’envola à tire d’ailes. Libre.
Peu après, son grand-père eut une attaque cérébrale.
Muet. Ils ne pouvaient plus rien se dire. Ils correspondirent avec des petits bouts de papier.
Une partie du lien d’Allain Leprest avec l’écriture est certainement là, dans la poésie de cet envol, dans la douleur qui suivit, et la communication par l’écrit.
Véronique Sauger, Allain Leprest/F. Solleville : portraits croisés, Préface de Gérard Pierron, France Musique, 2009, p.141.
Les p’tits enfants de verre Auteur, interprète : Allain Leprest
Y a pas qu’eux sur terre
Les p’tits enfants d’verre
Y a aussi des fois
Les p’tits enfants de bois
Faut pas oublier
Les p’tits en papier
Les p’tits en charbon
Et ceux en carton
Les choses ont ceci de particulier qu’elles sont plus générales qu’elles en ont l’air. Je veux dire qu’elles touchent à infiniment plus qu’elles-mêmes et précisément parce qu’elles sont. Paradoxe qui vient de ce que leur radicalité de choses les renvoie d’emblée à leur racine nourricière, les branche au tronc de leur massive plénitude. Si une chose n’est qu’une chose, alors elle est tout entière à soi, vouée à elle en une sorte de dévotion exclusive et profuse qui en quelque sorte la déborde. La solitude qui est la sienne, le particularisme absolu dont elle relève obligent la chose à tirer de soi sa substance et à se distribuer à peu près comme une sève. C’est sa coupure ontologique qui la force à se déployer poétiquement — en création — en elle-même. Faire cosmos est le seul recours qu’elle a pour être. Il lui faut nécessairement se ramasser pour bondir à l’assaut d’être soi, trouver en elle la ressource d’être à soi-même un monde en n’étant malgré tout que ce qu’elle est, déployer le plus luxueusement possible la pauvre égalité à soi-même qu’elle est constitutivement. Comment faire monde quand on n’est que chose ? Eh bien en bouclant sur soi la chose qu’on est, en faisant infiniment retour à soi avec l’espérance que ces vrilles et ces volutes relanceront en soi ce qu’on est ainsi que des aiguillons, des injonctions à être, et comme par des seringues qui injecteraient de l’être à la chose, et vous forceront à parcourir tout le trajet de la chose que vous êtes.
Laurent Albarracin, Le grand chosier, Le corridor bleu, 2015, p.149.
Le soir
Le monde est creux
À peine une lumière
L’éclat d’une main sur la terre
Et d’un front blanc sous les cheveux
Une porte du ciel s’ouvre
Entre deux troncs d’arbre
Le cavalier perdu regarde l’horizon
Tout ce que le vent pousse
Tout ce qui se détache
Se cache
Et disparaît
Derrière la maison
Alors les gouttes d’eau tombent
Et ce sont des nombres
Qui glissent
Au revers du talus de la mer
Le cadran dévoilé
L’espace sans barrières
L’homme trop près du sol
L’oiseau perdu dans l’air
Pierre Reverdy, La poésie moderniste 11, « Cœur de chêne », Préface de Jean-Marc Debenedetti, Éditions La bibliothèque de poésie France loisirs, 1992, p. 26.
Sur les rapports entre les mots et les choses, Francis Wybrands à l’étude du parti pris de Ponge, livre cette analyse : « les choses pour lesquelles Ponge choisit de prendre parti sont les plus humbles : objets ou phénomènes naturels (pluie, orange, escargots, mollusque, bords de mer, galet), choses fabriquées (cageot, cigarette, pain), lieux précis (le restaurant Lemeunier rue de la Chaussée d’Antin), types humains (gymnaste, jeune mère). Trente-deux objets triviaux, symboliquement neutres, décrits non du point de vue de l’homme mais à partir d’eux-mêmes. C’est seulement lorsqu’ont été neutralisés tous les discours et valeurs socialement projetés sur elles, que les choses peuvent nous donner leurs leçons, nous apprendre quelque chose sur nous-mêmes».
Ce choix d’adjoindre le moins connu des chanteurs connus au poète du grand chosier ne relève nullement du hasard : Allain Leprest tenait Francis Ponge pour son maître. La fermeture et l’hermétisme poétiques trouvent leur ouverture dans l’essence des choses : la « fermeture éclaire ».
Et Fabrice Wybrands de reprendre cette intention des Méthodes de Ponge :« il ne s’agit pas d’arranger les choses (le manège) […]. Il faut que les choses nous dérangent. Il s’agit qu’elles nous obligent à sortir du ronron. »
Sylvie-E. Saliceti
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Ta fermeture éclaire Auteur : Allain Leprest Compositeur, interprète : Pierre Barouh