Edouard Manet-Stéphane Mallarmé poète- 1876
Je veux vous [en] donner une idée immédiate , quoique beaucoup d’entre vous, certainement, les connaissent. Mme Moreno voudra bien nous lire (…) Brise marine (…)
Brise marine
La chair est triste, hélas ! et j’ai lu tous les livres.
Fuir ! là-bas fuir! Je sens que des oiseaux sont ivres
D’être parmi l’écume inconnue et les cieux !
Rien, ni les vieux jardins reflétés par les yeux
Ne retiendra ce coeur qui dans la mer se trempe
Ô nuits ! ni la clarté déserte de ma lampe
Sur le vide papier que la blancheur défend
Et ni la jeune femme allaitant son enfant.
Je partirai ! Steamer balançant ta mâture,
Lève l’ancre pour une exotique nature !
Un Ennui, désolé par les cruels espoirs,
Croit encore à l’adieu suprême des mouchoirs !
Et, peut-être, les mâts, invitant les orages,
Sont-ils de ceux qu’un vent penche sur les naufrages
Perdus, sans mâts, sans mâts, ni fertiles îlots …
Mais, ô mon coeur, entends le chant des matelots !
(…) si le sens de ces vers me paraissait fort difficile à déchiffrer, si je n’arrivais pas toujours à résoudre ces mots en pensée achevée, j’observais, cependant, que jamais vers plus clairs en tant que vers , jamais vers plus évidents en tant que tels, jamais parole plus décisivement, plus lumineusement musicale, ne m’étaient tombés sous les yeux. La qualité des vers s’imposait. Et je ne pouvais m’empêcher de songer que, même chez les plus grands poètes, si le sens, dans la plupart des cas, ne laisse place à aucun doute, il ne manque pas de vers qui soient douteux en tant que vers ; des vers que l’on peut lire avec la diction de la prose sans être forcé de porter la voix du chant.
Par conséquent, le vers de Mallarmé, tel que je le lisais, avec cette imparfaite compréhension qui l’accompagnait, m’imposait l’existence du vers lui-même, compris ou non ! Au premier plan, non le sens, mais l’existence du vers.
Ce n’est pas tout. J’observais que ces mêmes vers très obscurs avaient une curieuse propriété : il y avait en eux je ne sais quelle nécessité qui les imposait à ma mémoire ; et je savais, par une triste expérience, scolaire ou autre, que ma mémoire verbale était remarquablement faible. Jamais je n’avais pu apprendre une leçon par cœur. Eh bien, il arrivait que ces vers de Mallarmé revenaient sans effort à mon esprit : je les savais, et je les sais encore, après les avoir lus une ou deux fois. Davantage : en me me répétant involontairement ces vers si difficiles à comprendre, je constatais que les énigmes s’atténuaient, la compréhension se dessinait. Le poète se justifiait. La répétition faisait tendre mon esprit vers une limite, vers un sens parfaitement défini. Je trouvais que ces bizarres combinaisons de mots s’expliquaient fort bien; que la difficulté qu’on éprouvait d’abord à comprendre provenait d’une contraction extrême des figures, d’une fusion des métaphores, de la rapide transmutation d’images extrêmement serrées, soumise à une sorte de discipline de densité (si vous permettez cette expression) ; que s’était imposée le poète, et qui s’accordait avec l’intention de tenir le langage de la poésie toujours fortement, et presque absolument, distinct du langage de la prose. On aurait dit qu’il voulait que la poésie, qui doit essentiellement se distinguer de la prose par la forme phonétique et la musique, s’en distinguât aussi par la forme du sens. Pour lui, le contenu du poème devait être aussi différent de la pensée ordinaire que la parole ordinaire est différente de la parole versifiée.
C’était là un point capital.
Paul Valéry, Oeuvres I, Variété, Études littéraires, Édition établie et annotée par Jean Hytier, La Pléiade, Gallimard, 2010, pp. 664, 667, 668.
Stéphane Mallarmé au châle 1895
Photographie P. Nadar
Brise marine
Auteur : Stéphane Mallarmé
Compositeur : Carolin Petit
Interprète : Serge Lama
Arrangements : Viviane Galo