David Bowie – Autoportait-1996
Ce n’est pas le moindre mérite du présent récit que de se placer à l’exact carrefour du destin personnel — « le goût de l’intime. C’est ce qui compte, avec la musique de David Bowie » — et de la grande histoire partagée communément. Un relief au trait double apparaît, qui aussitôt soutient une puissance symbolique et romanesque par laquelle un être — en l’occurrence Bowie — à lui seul résume tout un monde. « Rien ne changeait parmi les hommes. D’ici quelques années, Bowie désignerait d’un mot bref, païen, philistin, heathen en anglais, le siècle en voie de s’achever ».
Cette adéquation entre l’artiste et son temps, dans les faits s’avère si pertinente qu’il suffit de nous rappeler comment, dans un état de sidération général, l’on assista à l’hommage rendu aux victimes du 11 septembre 2001, cérémonie au cours de laquelle Bowie fut choisi pour chanter America.
Pour autant, le chanteur échappe à une simplification qui s’en tiendrait là. Sa subtilité, par une obstination têtue, rompt les monolithismes au point que sa personnalité plurielle — une coexistence de masques en vérité — semble fonder justement cette expression artistique si parfaitement en phase avec son époque. L’un des défis majeurs de notre temps n’est-il pas de rassembler l’épars? De restituer l’unité au-delà du singulier ? La force de vie au-delà de la pulsion de mort ? En somme, de placer au centre l’une des vertus de l’art : « la force de l’art et de sa beauté, c’est assez comparable à un air non pollué — aux gradations de la lumière dès le point du jour. Et Bowie fut un artiste à part entière, un demi-siècle durant. »
Ne s’agit-il de retrouver le chemin d’une intériorité par-delà les modes de relation ou d’expression contemporains volontiers ob-scènes— étymologiquement ob/au-devant , scena/ de la scène ? L’art offre peut-être ce chemin, celui du « masque que porte le message. La musique est le Pierrot et moi l’acteur, je suis le message », disait Bowie.
Pour exemple de cette vocation de l’universalité et l’intime pensés ensemble, l’entretien au journal Le Monde après les attentats de 2001, ainsi rapporté par Luc Lagarde : « non qu’il cherche à prendre en compte le point de vue de l’agresseur, mais il insiste beaucoup sur ce que nous sommes aux yeux des tueurs, il emploie le mot de philistin puisque c’est le titre du disque. L’humanité conquérante avec les prouesses technologiques dont il a profité tout le premier lui paraît vouée à l’échec. Philistin, dit-il, c’est quelqu’un qui n’adhère ni au judaïsme, ni au christianisme ni à l’islam. C’est vous et moi, le premier venu dans un monde consumériste, avide de besoins matériels. Puis, brochant sur le tout, il jette l’anathème sur le flux tendu d’informations, l’instantanéité, la raréfaction du temps nécessaire à l’éclosion d’une pensée. Et quand même une forme d’arrogance (…) », et de citer Bowie avec ses mots précis : «cette philosophie entièrement tournée vers soi (…) va nous détruire. Il faut s’aider les uns les autres ».
Le récit de Luc Lagarde regorge d’éléments biographiques éclairants, dont la récurrence pour finir s’avère signifiante : retraites, voyages, lectures, enseignements suivis — autant de pratiques qui convergent vers une fidélité au bouddhisme, révélé à Bowie dès son plus jeune âge .
Le défaut de l’histoire officielle, on le sait, est d’être écrite souvent par les vainqueurs, pourtant le constat semble cette fois recueillir l’unanimité : cette fin de millénaire ressemble à un crépuscule. Entre philosophie — que de belles pages écrites par L. Lagarde sur le rapprochement entre Nietzsche et Bowie — entre pensée philosophique et considérations esthétiques, tel un historien de l’art rock, l’auteur nous entraîne loin dans les méandres de notre histoire collective du XXème siècle, puis dans ceux singuliers de Bowie ; destin d’une étoile filante jusqu’au chant du cygne : « c’est ainsi que tout s’achève avec Blackstar, quand tout commençait pour moi avec Hunky Dory. Deux purs chefs-d’œuvre de la musique occidentale. D’un côté la montée de sève, griserie, paliers d’arômes, un sacre du printemps sollicitant les sens et donnant la pleine mesure d’un art qui est son acmé. De l’autre, les tons de l’émail et de l’ivoire qui procèdent, on le devine, d’une germination plus tardive : on sent bien que le corps tressaille et qu’il y a de l’âme, l’auditeur est toujours ébloui, mais il est surtout désarmé. »
Une icône à elle seule peut donc résumer le monde, mais il advient aussi qu’un être rassemble en lui une puissance symbolique telle qu’elle unifie des éclats par milliers. D’infinies réalités intimes, en lui et autour de lui. Autant de facettes. Autant de visages. Ainsi dans le livre de L. Lagarde, la complexité ne se donne pas moins à voir objectivement dans la trace biographique de Bowie, que dans l’observation de cette trace existentielle démultipliée au sein de l’œuvre, autour d’elle ou jusqu’à ceux qui la reçoivent. Vie d’un homme, et l’on pense à Ungaretti ; la vocation du poète n’est pas loin, le récit s’élève au rang de méditation sur l’art qui produit ce que cherche tout poème : une plénitude, puis une transmission du sens.
Au fond, L. Lagarde livre là une œuvre sur l’œuvre, où l’artiste qui écrit devient un peu le reflet de celui qui chante. Pour finir, les deux œuvres en regard se ressemblent. Surtout, il y a ce que l’on retiendra pour être ce qui compte : l’art dans sa capacité à restituer le réel, si chargé de capital symbolique qu’il contribue à ouvrir tous les chemins, déverrouiller les paradoxes entre puissance de vie et questionnement métaphysique, désir charnel et spiritualité, liberté et unité de l’expression — bref à changer la donne.
Notons la qualité de l’écriture chez L. Lagarde, dont la liberté formelle accroît encore le sens et la vitalité du message. L’auteur, par quelques lignes fulgurantes entraîne le lecteur. Loin de tout préjugé de bon ton, sa liberté augmente la nôtre. Elle y invite si bien que le texte pousse le sentiment de liberté jusque vers son paradoxe, là précisément où la limite devient sa protection. Là où la profondeur de vue de Bowie semble restituer un écho si moderne avec cette question : quelle liberté saurait évacuer la question de la responsabilité ? Appelons-la comme bon nous semble — conscience, éthique ou simplement bienveillance : il reste que cette intuition donne à Bowie une modernité saillante.
Bowie le philosophe ? Bowie tel Jankélévitch, pressentant la nécessité d’une préférabilité de l’Autre ?
Une partie de la réponse se trouve peut-être dans cette expression au cœur de l’ouvrage, en réalité qui le parcourt en secret de bout en bout avant ce jaillissement net : « et le soir, auditeur épanoui — nous l’étions tous — je perçus l’unité de nos vies à travers ses chansons. »
Un beau texte qui donne envie de remonter à la source du répertoire de Bowie, en le réécoutant. Ou bien — si l’on avait ignoré jusque-là ce génie de la chanson — de sauter le pas pour le découvrir.
Sylvie-E. Saliceti, 23/1/2020.
La touche étoile de Luc Lagarde, Éditions du Canoë, 2020.
Note de lecture par Sylvie-E. Saliceti publiée dans la Revue Europe, 2020.